Jonatan Leandoer96. Cet intitulé pourrait être un pseudonyme dans un MMORPG à la durée de vie infinie ou bien le début d’une adresse mail douteuse des années 2000 qui aurait mal vieilli, initialement prévue pour se connecter à MSN. En un sens, ce nom se réfère à un monde aux codes précis : l’internet post-1990. Pour beaucoup, il n’y a rien d’étonnant à découvrir que celui qui se cache derrière ce patronyme ne soit autre que l’illustre Yung Lean. Car surement ce nom parle à nombreux d’entre-vous de par l’apport de cet artiste suedois à la scène cloud rap au début de la décennie 2010 qui lui conférera un gain de popularité au point de lui faire côtoyer des noms de l’industrie musicale comme Travis Scott, Frank Ocean et j’en passe. Si son succès fut si retentissant, cela est dû, entre autres, à son esthétique si particulière. Celle d’un gosse au look instable influencé par la pop culture faite de jeux vidéos et de bouteilles d’Arizona. Ses visuels proposent une image grésillarde, débordant d’effets spéciaux grossiers faits sur photoshop à l’allure de sprites tout droit sortis d’un Mario 64. On y incorpore aussi des éléments romantiques faits de roses artificielles parcourues par des filtres rosâtres en guise de maquillage graphique pour finalement aborder une esthétique pastorale et gothique toujours plus prononcée dans la suite de sa carrière avec un album comme Stranger paru en 2017. Un titre comme Agony incarnait parfaitement cette mélancolie baveuse inscrite dans un exercice de romantisme kitsch.

Ici est dressé un portrait bref du rappeur originel car l’œuvre à laquelle nous allons nous intéresser ici est celle de Jonatan Leandoer96, son alter-ego. Actif depuis 2016 avec la parution d’un premier projet, Psychopath Ballads, il a continué à produire quelques projets au fil de temps jusqu’à aujourd’hui avec son dernier album paru sous le titre de Sugar World. On comprend ce choix de vouloir séparer Yung Lean de la musique de JL96 qui aborde quant à elle une forme musicale plus ballad-like, aux productions plus étendues, faite de percussions moins prononcées qui ne prennent pas la forme de celles que l’on trouve majoritairement dans le rap. Cependant, avec Sugar World, l’artiste souhaite aller plus loin en s’entourant du producteur d’ambient Frederik Valentin. Tous deux s’extirpent de leur zone de confort pour un rendu mélodieux, aux instruments organiques qui viennent bonifier la formule déjà instaurée sur les projets précédents. Tout cela se traduit par des notes de piano classieuses, des accords de guitares puissants offrant un ensemble mélodramatique, un excès de déploiement émotionnel. Sauf que, sur le plan vocal, Jonatan fait dans le monotone. Que se soit sous l’alias de Yung Lean ou JL96, l’artiste se distingue par un débit relativement lent, qui ne souhaite pas tirer dans la prosodie. Et lorsqu’il s’essaie au chant, les aigus y sont imparfaits, prémédités pour être irréguliers, exécutés dans un cri étranglé. Il suffit d’écouter le titre Swedish Elvis Strom qui se conclut par une voix qui s’égosille tel un dernier cri de désespoir. Et les exemples peuvent se multiplier tout au long du projet ou bien même dans sa carrière. Ainsi pour beaucoup, une question résonne encore et encore : avec des productions si classieuses, comment Jonatan ose souiller ce travail avec un chant aussi irrégulier ?
Sur le forum américain Reddit, Sugar World semble laisser de nombreux fans dubitatifs quant à sa valeur. Même les plus grands aficionados du bonhomme décrivent le projet comme étant inaudible, à l’image d’une séance de karaoké ratée sûrement causée par un abus d’alcool dans le sang. A contrario, d’autres auditeurs ressentent un plaisir émotionnel durant leur écoute, une force qui résulte de cette fragilité des cordes vocales et donc du rapprochement d’un certain réel. Cependant, il est vrai que, d’un point de vue exogène, lorsqu’on le fait écouter à quelqu’un de non familier avec le matériel de l’artiste ou au genre qui en découle, il y a peu de chance qu’il soit immédiatement convaincu. Cela peut prendre l’apparence d’une grossière parodie à ses yeux. Pourtant, bien des auditeurs sont tombés sous le charme de son hymne et suivent ses sorties avec attention au point de s’intéresser aussi bien à son alias donc Jonatan Leandoer96. Il est donc bon de s’intéresser à ce second personnage qui s’éloigne du son cloud rap habituel ainsi que comprendre les raisons du rejet et de l’envoûtement simultané qu’il procure chez les auditeurs.
Dans un premier temps, les réponses à une telle froideur face au matériel peuvent s’expliquer assez facilement. JL96 ne rappe pas, il chante. Ainsi il faut accepter non plus son rap mais son chant monotone qu’il traîne sous un grain de voix presque rauque qui ne suit pas une courbe vocale conforme aux attentes du “bon chant”. Rien d’étonnant que notre oreille formatée des années durant à la lisseuse vocale des chanteurs pop soit quelque peu réticente à une telle formule. Malgré cela, Yung Lean effectue cette démarche en pleine conscience car il pourrait s’il le voulait tout à fait lisser son interprétation. Il préfère opter pour l’option propre à toute une génération de rappeurs, c’est-a-dire choisir une voix sous vocoder modifiable au gré des productions. Sugar World en est une belle démonstration des variations et incorporations du chant lorsqu’il est confronté à la production. Son timbre juvénile sur le titre Blue Light lors du refrain se calque aux notes crescendo poussées par des doublements vocaux tantôt graves tantôt aiguës. Dans If I’m Born I Have to Live, ses mots sont mâchés comme pour être plus aisément transportés par la production chimérique. Aussi, les accords dissonants sur Open (Copenhagen Freestyle) aux airs épurés laissent paraître un chant irrégulier à la manière de la flûte tranchante qui ponctue le morceau. Ce fondu entre prosodie et instrument comme si le tout ne faisait qu’un semble être que le premier paramètre à prendre en compte pour en tirer une lecture appréciative de sa musique.
Or, cet argumentaire peut-être satisfaisant pour certains se révèle finalement très limité. Un artiste exerce de façon plus ou moins intentionnelle un accord tacite entre sa plage musicale et la voix qu’il va déposer dessus car un titre gagne bien souvent de l’intérêt lorsqu’il est accompagné d’un interprète cohérent avec la production. La véritable raison d’un tel engouement pour la voix de Jonatan Leandoer96 est d’abord qu’elle est un vecteur d’émotions. Ce débit apathique répond à un besoin d’une écoute léthargique qui prend tout le corps. Celle où l’on arbore un regard vitreux, la démarche lourde à déambuler dans les allées commerciales lumineuses. Il se dégage un masochisme certain à se plonger dans une telle écoute. Par exemple, si une production comme celle de River of Another Town fait office de douce balade aux percussions véhémentes munit d’un violon à la corde joviale, force est de constater l’essor d’une joie passée avec pour preuve les paroles explicites qui surplombent le tout.
“Wherever I go / These blue feelings follow”.
La musique de Jonatan Leandoer96 canalise donc un mal-être persistant chez de nombreux auditeurs atteints d’une souffrance lancinante qu’ils ne souhaitent guérir. Dans un besoin cathartique de désespoir envers soi-même et le monde, l’artiste offre un faux remède seulement venu certifier cet état. On ne peut accepter à quel point l’avenir se meurt de sens et de faire comme si de rien n’était, alors on préfère le canaliser dans une parole morne. Par exemple, lorsque JL96 parle d’amour, l’émotion semble remplie de cynisme comme un appel n’ayant pour but d’être entendu. Et cette idée de voix placide renvoie à un plus large tableau : une négation du futur et d’un scepticisme quant à la perdition du capitalisme comme forme envisageable pour les années à venir, que cela soit dû à l’économie déjà ébranlée en 2008 lors de la crise des subprimes, aux désastres écologiques qui ne font que s’amplifier ou encore le contraste d’un décor publicitaire omniprésent nous promettant une vie meilleure pour finalement n’être que déceptions et inégalités sociales. Ainsi se renforce le renfermement individualiste de chacune car bloqué depuis bien trop longtemps dans une société qui serait constituée de groupes aux actions collectives. Ainsi on se détache du réel utopiste à la manière de la voix de Yung Lean. Un phénomène de sleepy voice qui se retrouve d’ailleurs de plus en plus dans le rap, aussi bien dans la côte ouest avec Drakeo The Ruler ou à la nonchalance des rappeurs de Détroit ou, dans une moindre mesure, certaines formes de DMV flow, preuve d’un engouement pour cette forme d’expression.
Le journaliste Jayson Greene évoque chez Pitchfork le phénomène de dissociation chez les musiciens. Par ce terme, il désigne une musique qui se sépare du réel par le biais de la voix devenue le vaisseau qui canalise l’état mental de l’artiste mais aussi de toute une population. Cela résonne avec l’omniprésence de cette l’expression dans notre société, que ce soit de par notre rapport dettaché à l’image à travers les réseaux sociaux, ou bien notre rapport à nous-même à la suite d’événements traumatiques – le sentiment de dissociation peut apparaître lors d’une forte angoisse donnant l’impression que nous ne sommes plus maître de notre corps. Le problème est évoqué, matérialisé, mais toujours aussi présent dans les entrailles de la mondialisation. La dissociation s’appuie sur l’individualisme qui n’a fait que s’accentuer dans les années 70 et 80 dû à de multiples facteurs. Ce sont notamment des psychologues comme Martin Seligman et Mihaly Csikszentmihalyi qui renforceront cette centralisation de l’individu sous la bannière de psychologie positive dans un laisser tomber du pessimisme chez l’être pour se concentrer sur une attitude positive envers soi-même. Cette doctrine se poursuit encore aujourd’hui avec la pullulation de positivity coaching dont les pratiques sont promulguées par des publicités agressives et autres conferences TedX. Suite à ce courant, le capitalisme ne mis pas longtemps à s’emparer de cette nouvelle mouvance, conscient d’avoir affaire à présent à une population faite d’individus venus chercher une identité soi-disant unique. Alors les produits que nous consommons deviennent tant de manières de nous faire croire à une affirmation singulière de notre esprit et de notre corps sans jamais en prendre réellement la conduite.
Une telle attitude renvoie à un renfermement hors du monde, et donc une dissociation face à aux événements dits étrangers, et il semblerait que toute une génération – dont Yung Lean fait partie – a été embrigadée dans ce mirage d’expression de l’être intérieur sans pour autant réussir à toucher l’extase de la positivité pleine. Pire encore, dans un monde qui les pousse à se détacher des autres pour mieux se concentrer sur eux-mêmes, chacun finit seul. Seul à créer sa musique depuis sa chambre pour la publier sur Soundcloud, souvent sous un ton monotone et aux effets analogiques lévitants. Le documentaire sur le jeune rappeur diffusé par le média Vice est édifiant quant à l’environnement dans lequel Lean a évolué. Star trop tôt, embarqué dans des tournées avec la drogue comme moteur, un état de fait qui n’a que renforcé sa dissociation. Son monde était en train de fondre lentement autour de lui sans qu’il ne puisse se sentir maître de la situation. Rien de moins étonnant quand on est un gosse suedois qui a connu le succès sur internet – donc dissocié de son réel impact sur la culture – et plongé avec brutalité dans des tournées américaines à la cadence effrénée.

Un autre aspect qui ancre Yung Lean dans une attitude dépréciative se révèle dans son engouement pour les vieilleries de pop culture des années 90. Dans ses visuels, il embrasse une esthétique faite d’écrans VHS à l’image bourdonnante et une 3D grossière en rotation en guise de artefact. Il modifie à peine ce paradigme culturel pour le transposer à notre décennie 2010. Cette démarche de renaissance d’un temps révolu qu’il est loin d’être le seul à utiliser – il suffit de penser à la mouvance emo, au rap boom bap abstract d’un Mike ou Pink Siifu ou encore Beyoncé venue rafraîchir la house de Chicago dans son explicite album Renaissance – et un tel engouement pour les mouvements antérieures sur tant d’aspects de notre société trouverait une explication dans les écrits du critique Mark Fisher. Dans son article pour Pitchfork, Jayson n’hésite pas à le citer, ce qui apparaît comme une évidence lorsqu’on parle de la “régression culturelle”. Il y est évoqué le terme Hauntology né sous la plume du philosophe Jacques Derrida puis repris par Fisher pour désigner une culture hantée par son passé, incapable d’aller créer une matière nouvelle sans recopier un art qui la précède. On l’a tous remarqué, la nostalgie prend part à notre conception du “nouveau” depuis bien des années. Pour exemple, dans le milieu du cinéma, l’acclamation de remake et autres reboots sont un témoignage édifiant de cette mouvance consistant à retravailler de vieux matériaux pour leur redonner une nouvelle genèse, bien souvent difforme et monstrueuse. Quant à la musique, l’idée serait sensiblement la même. Fisher se justifie par le fait que nous avons atteint une décomposition totale du son électronique avec, par exemple, les synthétiseurs modulaires qui ont permis à l’homme de contrôler tous signaux électroniques à l’aide d’oscillateurs. Les genres ne feraient qu’être remis au goût du jour avec des micro-modifications dans les lignes de percussions, dans le mix ou la forme vocale. Pour une grille de lecture complète, l’idée doit être contextualisée et mise en situation avec la période néolibéraliste dans laquelle nous vivons. Elle est celle qui a donné au secteur privé le droit de décider dans quel sens l’innovation doit aller. Ce sens choisi est évidemment le profit immédiat, court-circuitant toutes tentatives d’inventer en dehors du cadre de maximisation des gains sous un temps restreint. L’anthropologue David Graeber l’évoque déjà dans son oeuvre The Utopia of Rules en évoquant les financements de recherches, qui de moins en moins se risquent dans des projets innovants étant incapable de générer des benefices instantanés. En somme, la structure même de l’espace mondialiste bloque toute innovation et croyance en un futur nouveau.
Si cette théorie affirmant que l’ensemble des composants culturels n’auraient pas évolué depuis les années 80 me semble pouvoir être débattue, on dresse aisément un tel constat à propos de la musique que propose Yung Lean. Et avec Jonatan Leandoer96, il ne fait que perpétuer l’esthétique qu’il avait entretenu sous son premier alias. Il suffit de jeter un œil sur la pochette du projet directement tirée du clip Blue Light a l’allure de show télévisé des années 90 procuré par un contraste de l’image bien trop prononcé, et une brillance du blanc excessive mise en avant par le revêtement par Jonatan d’un costume fait de blanc. Dans le clip-même, on retrouve ce romantisme kitsch dans le style vestimentaire des invités, par l’accumulation de roses, de bougies ornées mais aussi par cette lumière bleuâtre qui enveloppe la pièce à la manière d’un Susperia. Le tout sous un étalonnage faussement raté pour nous enfermer dans une époque passée. Musicalement, sur un titre comme Swedish Elvis Storm, des batteries plastifiées s’échappent ici et là, extrait d’une MPC née dans les années 80 ne pouvant que faire revivre une époque elle aussi antérieure. Même ses titres pouvant paraître futuriste dans la forme de production s’inscrivent finalement dans un fantasme des vieilles machines, comme désireux d’emprunter les crépitements d’un capteur de fréquences dysfonctionnelles ou l’envoûtement d’un vieux moteur qui émet ses derniers ronronnements.
Juger Yung Lean coupable d’une démarche dégressive serait contre-productif tellement cette tendance définit tout un pan du champ musical que nous côtoyons chaque jour. Le concept apporté par le rappeur/chanteur se greffe dans le paysage actuel du monde dans une parfaite logique. Celle-ci est pourtant en désaccord avec une certaine “élite” du bon goût musical. On pourrait aussi évoquer les critiques qui se sont toujours évertuées à déprécier sa musique. Il suffit de voir les notes qui lui ont attribué Pitchfork mais aussi The Needle Drop pour ces albums comme Unknown Memory ou le récent Starz qui ne font que creuser le fossé qui sépare une jeunesse déjà impliqué dans le tambour d’une machine qui va se crasher et des adultes hérités de l’inconscience des décennies d’après-guerre ne pouvant accepter de manière aussi radicale une musique sans espoir. En un sens, ce n’est que le simple reflet d’une jeunesse qui n’a pas son mot à dire pour décider d’un futur possible tandis ce que l’automate gouvernementale ne fait que se plonger toujours plus dans la gueule du loup, persuadé qu’un avenir meilleur boosté à la surconsommation et à l’avancée technologique sans prendre en compte les impacts destructeurs en énergie ne faisant que renforcer la crise énergétique est envisageable. D’une certaine manière, lorsque l’on écoute Jonatan Leandoer96 mais aussi toute une ribambelle d’artistes amusés à flirter avec les codes du passé, nous prenons part à ce déni mortifie dans la croyance d’un monde nouveau. Il ne nous reste plus qu’à faire des appels à l’aide indirects dans la mise en lumière d’une telle musique, incapable d’exercer une pensée émancipatrice vers un futur. A présent, nous ne pouvons qu’embrasser la nostalgie fataliste.
Article écrit par Axel.
(Crédit visuel bannière : Extrait du clip Blue Light réalisé par Olle Knutson et Philip Hovensjö)