LA PROMENADE INTÉRIEURE D’ADRIANNE LENKER

Explorer ses sentiments en musique n’a jamais été une chose facile. Le numérique a certes permis de les amplifier par de multiples outils vocaux, mais il les a aussi par moment réduits à un chant robotique dénué de toute émotion. Revenir à une certaine tradition musicale, plus classique, permet parfois de donner du réalisme à ses sentiments perdus et ainsi d’accroître son impact sur le public. C’est ce que propose Adrianna Lenker à la tête du groupe Big Thief depuis plusieurs années. En mêlant indie rock, slowcore et alt-country, Big Thief, par sa liberté et sa spontanéité, entretient un rapport à la fois singulier, intime et sentimental avec son public. Et cela est d’autant plus visible à travers la carrière solo d’Adrianne Lenker, plus particulièrement son dernier double album Songs / Instrumentals, où la chanteuse propose, par le prisme d’une rupture amoureuse, une promenade intérieure remplie d’émotions et de souvenirs.

Enregistré en deux jours dans une cabane à Westhampton, dans le Massachusetts, Adrianne Lenker suit les traces d’artistes ayant choisi de s’isoler pour confectionner un album en laissant ressurgir le passé et les émotions qui s’en dégagent. À la manière du premier album de Bon Iver, For Emma, Forever Ago, fondé sur le même principe, Adrianne Lenker s’accompagne seulement d’une guitare acoustique. Elle fait appel à son ami et ingénieur du son Phil Weinrobe pour enregistrer l’album en analogique avec une Otari 8 pistes. Il en découle 13 titres, dont deux instrumentales issues de sessions d’improvisation entre Lenker et Weinrobe. Ce qui frappe, en dépit de la conception qui peut sembler assez anecdotique de l’album, c’est la manière dont Adrianne Lenker arrive à capter l’auditeur, établissant un vrai sentiment de proximité. C’est par la délicatesse et la simplicité apparentes que la chanteuse transcende en proposant une ode au souvenir, en mêlant rêveries et image abstraite.

Adrianne Lenker utilise le souvenir comme matière principale de sa musique. Dans Songs, c’est le sujet de la rupture amoureuse qui prend place. Une rupture douloureuse pour la chanteuse, mais dont elle veut se remémorer les événements marquants. La rupture amoureuse est un sujet habituel en musique et en art qui peut même sembler être trop utilisé. La force d’Adrianne Lenker est d’arriver à dégager de ce thème son essence et d’y proposer une réflexion singulière à la connotation universelle. Ce sont les souvenirs bons comme mauvais que Adrianne aborde de manière non linéaire tout au long de l’album. Ces morceaux sont composés comme des souvenirs instinctifs, elle aborde ce qui lui vient en premier à l’esprit et ne cherche pas à composer une histoire. Ainsi, nous ne serons pas étonnés de commencer par la rupture dans « two reverse » pour finir avec l’évocation de souvenirs liés à la relation avec « my angel ». C’est cette discontinuité qui donne de la réalité aux morceaux, en plus de sa technique d’enregistrement. Adrianne Lenker ne nous raconte pas une histoire spécifique, mais celle à laquelle tout le monde peut s’y identifier. Elle propose un arrêt dans le temps, une contemplation de notre passé, et les émotions qui surgissent. La voix si personnelle de la chanteuse n’hésite pas à s’entremêler avec les bruits de nature qui l’entourent, cris d’oiseaux ou grincements. Adrianne désire donner à celui qui l’écoute le sentiment d’être dans la pièce avec elle, comme une amie qui jouerait de la guitare en face de nous. De ce fait, le sentiment cathartique n’a de cesse de s’accroître.

« Fragilely, gradually and surrounding
The horse lies naked in the shed
Evergreen anodyne decompounding
Flies draw sugar from his head
»

Dans « Ingydar », la chanteuse parle du cheval de sa grand-mère décédé quand elle était enfant. La référence à un animal et plus généralement à la nature dans l’album est une manière de traiter la dualité de la vie et son cycle, qui semblent fasciner la chanteuse. Le fait d’être à la fois en train de vivre et vieillir, que les choses autour de nous naissent et se décomposent en même temps. L’approche métaphysique qu’adopte fait la chanteuse se lie bien évidemment avec la relation qu’elle aborde durant tout l’album. Cette histoire l’a changée, et l’a fait évoluer. Tout comme elle, l’auditeur évolue lui aussi constamment par les différentes expériences de sa propre vie. Et ces fragments de souvenirs sont un moyen aussi pour la chanteuse d’explorer la perception subjective du temps qui se construit à partir de l’expérience de la vie. Le temps semble parfois flou, confus, indiscernable comme les improvisations de guitare acoustique.

« Light blue, dark blue, grey
Crimsom trail
Straight through state on straight
»

En mêlant des images abstraites aux souvenirs personnels, Adrianne Lenker instaure avec le public un lien fort. Ces paroles abstraites n’ont de sens que par l’interprétation que va en faire le public. Elle n’hésite par exemple pas à aborder ses sentiments à travers l’imagerie de la couleur. En effet, comme avec la pochette, les nuances de couleurs indiquent les états émotionnels de la chanteuse. Ainsi la relation amoureuse est un sentiment heureux pour Adrianne, une joie associée au bleu clair « light blue », qui va venir se ternir en bleu foncé à la rupture et devenir une mélancolie « dark blue ». Une mélancolie qui va au fil du temps être un sentiment de force à travers la couleur pourpre « crimsom trail ». Cette manière de traiter les sentiments par couleur permet de ne pas limiter les paroles à une signification précise, mais de laisser le public les interpréter à sa façon en le renvoyant à sa propre perception des choses.

Même le côté le plus candide en nous s’y retrouve. La fragilité et la candeur à travers des sons comme « not a lot, just forever » émeut et contraste avec la réflexion métaphysique de ses chansons. Certes, Adrianne Lenker ne réinvente pas le genre et l’on sent l’hommage à la tradition folk de Leonard Cohen ou de Bob Dylan. Mais là où plein d’artistes puisent dans les nouvelles technologies pour faire exagérer l’émotion, la musique d’Adrianne touche par sa simplicité, sa vulnérabilité et son honnêteté. Elle entretient de ce fait une proximité sincère avec le public. Une beauté s’y dégage par les mélodies qu’elle produit et qui nous enlacent. Il n’est alors pas surprenant qu’une artiste de glitch pop comme Yeule réinterprète à sa façon les sons de d’Adrianne Lenker. Le retour en arrière est parfois ce qui permet de faire un pas en avant.

Article écrit par Arthur.

(Crédit Photo Bannière : Pochette de l’album réalisée par la grand-mère d’Adrianne Lenker)

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