Ça fait maintenant 10 ans que D.R.U.G.S., premier projet des Flatbush Zombies, est sorti, dans lequel on découvrait un trio de potes unis par leur amour du hip-hop, de la drogue et des films macabres. Zombie Juice, Erick the Architect et Meechy Darko se distinguaient alors des autres têtes montantes de la côte Est (à l’époque en pleine « renaissance » portée par le A$ap Mob et la Beast Coast) par leur excentricité, une certaine radicalité et un flirt constant avec le too much. Forts d’une identité marquée et d’une énergie contagieuse, l’avenir leur tendait les bras. Et même si, dix ans après, les Zombies n’ont peut-être jamais atteint le succès qu’on leur prédisait, ils sont parvenus à s’inscrire durablement dans le paysage américain. De ce fait, lorsque Meechy Darko annonce son premier album, Gothic Luxury, après une décennie de fidélité à son groupe, nous pouvions nous permettre d’en attendre beaucoup.
D’autant plus que Meechy est sans doute le membre qui ressort le plus des Flatbush Zombies : une voix rauque qu’il tord dans tous les sens, une imagerie ultra-gore qui reste longtemps en tête, une certaine technicité et des featurings remarqués à droite à gauche en plus de briller aux côtés de ses potes, le rappeur de Brooklyn est souvent le centre de l’attention lorsqu’il arrive sur un morceau. Il lui restait seulement un défi de taille : prouver qu’il était capable d’endosser seul le costume de chef d’orchestre, lui qui avait toujours été accompagné.

À l’image de ses prestations, le new-yorkais ne fait pas les choses à moitié pour ce premier projet et décide de complètement sortir de sa zone : lui qui rappait jusqu’alors quasi exclusivement sur des prods d’Erick aux côtés de Juice fait complètement bande à part, et on ne retrouve aucun de ses camarades sur l’album. À vrai dire, hormis le refrain de Kirk Knight sur « Cursed », c’est même de tous ses camarades de la Beast Coast que Meechy s’éloigne, préférant aller se rapprocher d’un autre new-yorkais originaire de Brooklyn et particulièrement influent lors du tournant de la décennie 2010, le producteur iconique de Kid Cudi : Dot Da Genius.
Ensemble, ils ont fabriqué un univers musical sur mesure pour le rappeur. Exit le côté fun et psychédélique, les samples sales et rentre-dedans, l’heure est à une esthétique plus classieuse et raffinée. Pour accompagner l’exacerbation du personnage de Meechy, les deux artistes ont travaillé autour de deux thèmes, qui donnent leur nom à l’album : Gothic, pour donner cet aspect sombre et anxiogène au monde de Darko, à base de violons sinistres, chorales grandioses et pianos glaçants, rappelant la littérature gothique et son héritage cinématographique moderne (Dracula en tête de liste) ; Luxury, pour éclairer ce paysage nocturne sans toutefois renoncer aux vices, dans la lignée du son Maybach Music et son côté très organique et épuré, donnant naissance à de véritables moments d’ostentation sonore. « Hennesy & Halos » pour le premier, et « Cursed » pour le second, sont sans doute les deux extrêmes de ses pôles entre lesquels le reste de l’album ne cesse de naviguer pour illustrer les tribulations de Meechy entre son refuge doré et la guerre qui fait rage à l’extérieur.



À l’image de son royaume, le Zombie se distingue par sa démesure : dès les premières secondes, il rapproche la satisfaction d’une vengeance au plaisir d’être le seul homme dans une orgie avec 50 femmes. Toujours une arme à la main, un billet dans la poche, une femme à portée, mais aucun sentiment pour l’obstruer, Meechy incarne un mafieux archétypal choisissant d’être habillé de rouge non par goût, mais pour éviter que le sang ne le tâche, et qui, mécontent de l’avenir qu’on lui lit, paie une gitane avec de faux billets. Il est un Faust moderne, dégoûté de la vie ordinaire, ayant échangé son humanité contre le pouvoir et la richesse. Et bien que toutes ces images soient (je l’espère en tout cas) de purs fantasmes hérités d’une tradition de l’égo-trip dans le hip-hop, elles participent à illustrer un changement dans la vie de Meechy qui est lui bien réel : son ascension sociale et financière.
On la repère d’emblée dans un des thèmes favoris du rappeur : les sapes. Le jeune Darko qui trainait tout le temps en Supreme a changé ses standards pour des apparats plus prestigieux. A coté des marques de luxe, il se vante aussi de son mode vie rythmé par les excès et les vices. Ainsi, « Lavish Habits » est un énième rappel de sa consommation de drogues sous toutes les formes imaginables, au point que cela devienne presque un motif d’ostentation tant il n’en exprime pas de regret. S’il raconte aussi cet aspect de sa vie avec fierté, c’est parce qu’il agit selon une devise bien à lui : « It ain’t sinnin if you winnin ». Meechy est en pleine victory lap, vainqueur d’un système contre lequel il s’est battu toute son existence, et qui lui a fermé toutes les portes conventionnelles menant à cet étage de la société. En se réappropriant la figure du grand mafioso qui n’a de comptes à rendre à personne, il s’inscrit dans la lignée des idoles de sa jeunesse ayant eux aussi gravi l’échelle sociale jusqu’à son sommet (« 50 copped Tyson crib, Ross copped Holyfield / I just hope when Mayweather go broke, I got the dough for his »).
Ce n’est pas pour autant qu’il se satisfait de ce confort financier nouvellement acquis et ce n’est pas pour autant qu’il oublie toutes les épreuves qu’il a du traverser pour en arriver là. Il est toujours habité par une colère et un désir de vengeance bien réel, transpirant dans l’ultraviolence qu’il décrit. Cette rage se cristallise dans le premier single très symbolique, « Kill Us All », au refrain très éloquent : « They can’t kill us all ». « They », c’est le système américain qui instrumentalise la culture afro-américaine pour réfréner toute tentative de révolte. « Us », c’est l’armée que Meechy, en véritable black leader, cherche à dresser pour renverser une Amérique hostile et agressive.
Premier album solo oblige, Meechy se livre plus que jamais auparavant. Non qu’il s’épanche dans de longs passages introspectifs mais plutôt que cette colère s’enracine dans un drame personnel : le décès de son père début 2020. Cette « seconde mort”, comme il l’appelle sur le refrain de « On God », hante tout l’album, d’autant plus que ses circonstances (lors d’une apparente crise psychotique, il fut tué par un policier se défendant) font écho aux drames qui secouent alors le pays. Bien que jamais réellement cité comme tel, cet évènement est à l’origine des questionnements et des pensées macabres qui animent Meechy, mais surtout, de la colère qui l’embrase tout au long du projet. En effet, c’est son père qui l’appelle depuis l’au-delà à le venger, se faisant alors martyr de toute une communauté frappée au même moment par le meurtre de George Floyd (« I hear his voice in my head repeatin / “Son, hold your papa down, show ’em you a leader” / Avenge my death, do not take a rest to take a breather »).
Il se dresse ainsi comme le porte-parole des « Lost Souls », ces gens livrés à eux-mêmes, autant abandonnés par le système que par Dieu. Le terme « gothique » vient à l’origine des barbares païens de l’Antiquité, et on comprend alors pourquoi Meechy se le réapproprie. Parce que, sans aller jusqu’au paganisme, il nourrit un véritable ressentiment vis-à-vis de son Dieu : son père lui a été enlevé avant qu’il ne puisse réparer leur relation, son peuple est oppressé au quotidien et prisonnier de cycles de violence, et le Dieu qu’il ne cesse de prier ne répond pas à ses appels de détresse (au point que ces derniers finissent par prendre la forme d’une rafale en direction des cieux). Preuve en est que le couplet d’un Busta Rhymes en pleine croisade est ce qui se rapproche le plus d’un prêche dans la forme et le ton (« I got a nation of millions that’s followin a leader / My revenge is now and you know I never settle »). Voyant que le bien et la paix n’est pas récompensé dans ce monde, Meechy emprunte tout naturellement la voie de la violence pour se faire entendre.
L’imagerie sanguinolente et glaciale qu’on lui connaît est mise au service d’une vaste métaphore des tensions post-BLM, une sorte d’enfer sur Terre en proie à une guerre permanente. Les invités sur le projet constituent les soldats venus l’épauler dans sa mission, que ce soit un Freddie Gibbs en éternel vétéran de la guerre des gangs, ou un Denzel Curry plongé dans une lutte intérieure avec ses démons et ses vices. L’atmosphère générale transpire tout autant l’urgence et la violence. « Never Forgettin’ » est une véritable course-poursuite contre la Faucheuse, que ce soit dans son rythme effréné ou dans le récit que Meechy fait du chemin qu’il a parcouru. On entend toute la douleur et la colère dans sa voix lorsqu’il la tord sur « Get Lit or Die Tryin’ », autant pour donner ce relief particulier à son interprétation que pour agrémenter les ambiances de cris abyssaux et d’aboiements. Même quand il se calme, c’est parce que la drogue l’y oblige, le temps d’un refrain houstonien sur « Lavish Habits », avant que quelques minutes après, les premières notes de « On God » sonne le départ au combat. Aux jours délirants et festifs des Flatbush Zombies se succèdent des nuits interminables de souffrance et de lutte solitaire pour Meechy Darko.

Au détour de quelques lignes, le ciel noir se fend pourtant d’une lueur d’espoir. Derrière la guerre, c’est un appel plus fédérateur à l’unité qui conclut l’album. Le discours afrocentré nourri de l’héritage jamaïcain du groupe est toujours central chez le rappeur, qui tient en très haute estime ses origines africaines, faisant de lui une œuvre d’art digne du MoMa selon ses mots (« Why would I follow Roman calendars? I’m African / 2Pacalypse confidence, notoriously arrogant / Jamaican rum, I speak in native tongue and scalp a n**** / A work of art, it’s like my momma gave birth in the MoMA »). L’outro, « BLK Magic », y est particulièrement dédiée et constitue la plus brillante éclaircie de l’album, à la fois dans sa production plus minimaliste et légère, comme une ultime élévation angélique, mais aussi dans sa célébration des black businesses en tout genre, légaux ou non. Délaissant finalement la fierté matérielle, Darko choisit d’arborer fièrement ses racines comme meilleure arme, et d’appeler à la réunion de tous les gangs et de toutes les villes sous un étendard commun pour lutter contre le système.
Avec Gothic Luxury, Meechy Darko lance à la perfection sa carrière solo : en se détachant de l’empreinte des Flatbush Zombies, il se crée un univers propre à lui qu’il tient de bout en bout. Certaines pistes sonnent certes un peu répétitives et en deçà à côté des grandes envolées de l’album, mais le rappeur propose 50 minutes d’une intensité rare, qui font vite oublier ces quelques imperfections. Témoignage puissant de la colère afro-américaine actuelle, démonstration de rap et de charisme sur des productions léchées, 10 ans après ses débuts, Meechy n’a peut-être jamais été aussi intéressant au micro que sur Gothic Luxury, et le rythme avec lequel il enchaîne ses rimes nous laisse penser qu’il n’a pas fini de nous impressionner.
(Photo bannière : Zeitweitz )