La scène musicale de la soul revit depuis quelques années, même si elle n’a pas réellement connue période « sèche ». Les courants sont pourtant devenus multiples (nouvelle génération neosoul, rétro soul,…) et les artistes grouillent de tout côté. Que ce soit du côté mainstream ou plus de niche, on est très bien servis. Au Royaume-Uni, la scène est particulièrement intéressante car elle compte nombre d’artistes féminines talentueuses. On peut penser à Lianne La Havas et Cleo Sol du côté de la neosoul « classique », Pip Millet, Greentea Peng, Jorja Smith et Joy Crookes qui alternent avec des influences plus R&B…
Comment est-ce que chacun de ces talents se démarquent-ils ? Aujourd’hui on va s’attarder sur ELIZA, une artiste neosoul originaire de Londres qui au-delà d’avoir un profil intéressant, est entourée par un certain « je ne sais quoi » difficile à définir, une aura mystique. ELIZA, a eu un début de carrière en soit classique. Elle grandi avec la musique jouée par ses parents, eux-mêmes appartenant à cet univers (pianiste et chanteuse). Ces influences musicales l’inspirent, l’amènent très tôt à chanter, puis dès l’âge de dix ans, à écrire. Eliza Caird devient donc Eliza Doolitle (référence à Audrey Hepburn dans My Fair Lady adéquate avec son personnage) et signe chez le label anglais Parlophone.
Une jeune adolescente dans l’industrie musicale…
L’esthétique visuelle et musicale d’Eliza Doolitle est définie par un univers pop et enfantin digne des années 2010, et par un certain modèle de fémininité dans l’adolescence. La formule de ses titres est simple voir même générique. La seule chose que l’on retiendra de cette période est sa voix et le fait qu’elle touche à tout dans le processus de création musicale.
Comme la plupart des adolescentes qui sont très tôt introduites dans cette industrie, son nouveau mode de vie semble au premier abord idéal : elle acquiert une popularité rapidement, certains de ses morceaux sont placés dans le top 40 des hits au Royaume-Uni, elle a le privilège de faire des tournées et de collaborer avec des artistes majeurs comme Disclosure. Rien de surprenant jusqu’au moment où en 2013 Eliza décide de mettre un terme à son contrat de label et de faire une pause qui durera en tout quatre ans. Elle évoque à l’époque un besoin de liberté artistique et l’envie de créer quelque chose plus en accord avec elle-même.
Sans tomber dans des généralités, ce schéma d’adolescente très tôt immergée dans l’industrie musicale puis s’arrêtant brutalement quelques années plus tard est classique. Les femmes l’ayant vécu sont plus que nombreuses. On peut notamment penser aux célébrités issues de chaines usines à enfants comme Disney Channel ou des cas comme celui de JoJo et Kesha qui ont longuement bataillé avec leurs labels… Bref, il est donc très facile de comprendre ou supposer les raisons qui ont poussé ELIZA à ce shift dans sa carrière d’autant plus lorsque l’on voit la façon dont elle a été accueillie par certains médias. Je fais principalement référence à l’épisode d’une émission de télévision française plus que connue où Eliza Doolitle a été interviewée en 2010. Le présentateur, probablement de l’âge de son père, multiplie les compliments sur son physique. Le malaise se fait ressentir car on sait très bien ce que cela signifie lorsqu’un homme de cet âge couvre une adolescente compliments, de regards malsains, de rires aux allures moqueuses, et la place finalement dans une position où elle est à la fois sexualisée et infantilisée. Le choix de mettre fin à sa carrière en tant qu’Eliza Doolitle a donc été un pas majeur autant dans sa carrière que dans sa vie personnelle.
Un renouveau artistique complet
En 2017, Eliza Caird revient sous l’alias ELIZA radicalement changée. L’artiste construit tout un nouvel univers visuel et musical autour d’elle. On est bien loin de l’image enfantine et kitsch qu’elle nourrissait puisqu’on la retrouve mature, sûre d’elle et surtout signée dans sa propre structure. Le changement le plus important est musical : on s’éloigne de la pop, le registre d’ELIZA se situant maintenant entre neosoul et R&B doux. Ces nouvelles sonorités font maintenant sens, reliant les influences avec lesquelles elle a grandi et ses débuts dans des clubs de Jazz de Londres. On a le droit à quelques singles par ci par là en 2017 puis un Colors à succès du titre Wasn’t Looking.
En 2018, son premier album A real Romantic est publié et c’est, pour peu dire, une réussite sur tous les plans. Ce projet, qui porte très bien son nom, c’est l’exploration de l’amour à travers les émotions, la sexualité et sa définition de la féminité. A travers ces neufs titres, ELIZA pose clairement les bases de son style : de la neosoul dans tout son groove et de la puissance caractérisée par un son minimaliste. La structure instrumentale ne varie pas tellement d’un titre à l’autre car le but est de dire beaucoup avec peu. Ses prestations live suivent cette idée avec des représentations toujours sobres et une scénographie peu présente.
Ce minimalisme instrumental fait sens car il y a au centre de sa musique l’idée d’une fluidité. La musique est fluide, ne faisant qu’un avec ses émotions et entrant en résonance avec son propre corps comme on peut le voir dans ses clips. Sa voix elle aussi reste dans un champ de tonalités limité mais puisqu’avant tout Eliza est une vocaliste, elle fait preuve d’une parfaite maîtrise. Cette fluidité est liée à la spontanéité du processus artistique de l’artiste, A real romantic ayant été enregistré en une nuit dans un studio aménagé en sous-sol. Ces neufs titres sont également des démos qui n’ont pas été re travaillées et sont ponctuées par des extraits sonores du quotidien nourrissant l’idée que le processus d’écriture et de composition semble être naturel à l’artiste. Puis, s’il y a bien quelque chose qui revient constamment lorsque l’on écoute ELIZA ou que l’on parle de soul ou de neosoul : c’est la sensualité. Si cet élément revient si fréquemment, c’est que la sensualité est une des caractéristiques ultimes de ces genres. Un artiste y appartenant, c’est un artiste qui parvient à conserver toute cette sensualité dans sa voix, une qualité qu’ELIZA a. Sa voix mêle une forme de chaleur, une douceur porteuse de sentiments sensuels et érotiques.
A l’écoute trois morceaux ressortent en particulier :Wide Eyed Fool et Livid représentant le fait de voir l’amour en tant qu’échappatoire, comme seule solution face à l’impuissance ressentie. C’est une prouesse vocalement car ELIZA nous montre sa capacité à chanter dans les aigus, toujours avec autant de facilité, mais également à transmettre la passion, le désespoir dans le besoin de rester soi, tout en évitant la solitude.
Puis, il y a Loveable qui est marqué par une ligne de basse puissante, grave, qui à la fois rythme le morceau et contraste avec sa voix. ELIZA y exprime son refus de se contenter de peu dans une relation. Ces paroles font penser à l’ouvrage La volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour de l’autrice Bell Hooks. ELIZA attend de la part de son partenaire de la douceur, une capacité à aimer sans peur et à s’ouvrir émotionnellement et intimement. Des qualités qui semblent être compliquées à trouver chez un homme dans une relation hétérosexuelle, si l’on suit justement l’explication développée par Bell Hooks. Les normes de masculinité, qui sont profondément ancrées dans notre culture patriarcale, affecteraient les dynamiques entre hommes et femmes dans l’amour.
Suite à cet album, ELIZA se fait discrète sur les réseaux sociaux et ne dévoile que quelques titres, dont 4am figurant dans l’album du rappeur lui aussi londonien :Ragz Originale. Les deux artistes se passent le relais en toute facilité et font preuve d’une réelle alchimie. De même pour Lava/treacle, un des multiples featuring réussis avec le rappeur anglais Jesse James Salomon.
La prochaine étape, A Sky Without Stars
Cette année, ELIZA revient en puissance avec un nouvel album A Sky Without Stars qu’elle tease depuis plusieurs mois. La base instrumentale de l’album, que l’on doit à Finlay « Phairo » Johnson, ne diffère pas tant de celle de son précédent mais on entend tout de même la tentative de renouvellement. Les productions sont plus influencées par des sonorités entre neosoul et hiphop du style de J Dilla et D’Angelo. Un imaginaire astral est également développé dans les visuels et certains morceaux (la couverture et le nom de l’album, le titre Heat of the moon par exemple…) et nous introduit le rapport d’ELIZA à la nature et à l’aspect éthéré.
Vocalement, toujours rien à dire, elle transmet une belle contradiction, entre la fragilité et la hargne, qui exprimerait son besoin d’agir. Dans une interview récente pour le magazine « hypebae », ELIZA partage d’ailleurs sa nécessité de faire bouger les choses, même à petite échelle, principalement concernant l’écologie. Le titre est une métaphore liée à ce questionnement sur tous ceux qui n’auraient plus la capacité à voir les choses telles qu’elles sont, tout comme les étoiles cachées derrière les nuages de pollution. Ce sentiment d’urgence est exprimé à l’auditeur dans des titres tels que Abandon the Rule qui encourage une certaine rébellion et l’idée que nous, êtres humains, aurions une responsabilité et un devoir d’action quant à ces problèmes sociétaux.
Toujours avec une voix lowkey, dénuée de tout artifice, et sur une production jazzy et douce, ELIZA nous partage des paroles intimes notamment dans ME vs Me où l’on suit son combat contre ses pensées qui s’acheminent dans des cercles vicieux et la charge mentale que cela implique. A Sky Without Stars c’est un projet qui permet à ELIZA de continuer l’exploration de sa profondeur en faisant toujours allusion, discrètement et poétiquement, à sa sexualité. L’auditeur est installé dans une ambiance chaleureuse et intimiste d’un album qui représente une réussite en plus pour cette artiste et qui en plus de jouir de sa liberté acquise, ne déçoit pas.
ELIZA s’impose ainsi comme une femme importante dans le monde soul/neosoul actuel. Le caractère hypnotique, sensuel et apaisant de sa musique nous amène à revenir souvent vers la discographie de cette artiste à la voix de velours.
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