LA TUMULTUEUSE MÉTÉO INTERNE D’ACLOUDYSKYE

Dès les premières secondes de Curses, le 1er morceau de What Do You Want!, le 3ème album de l’artiste multidisciplinaire acloudyskye, on est saisi par les graves notes de piano retentissant du fond de l’océan. Le clapotis est-il provoqué par leurs vibrations ou par la lente suffocation d’une personne immergée qui peine à remonter? Oh, voici maintenant arriver les violoncelles, d’une puissance lancinante. Puis la basse se met à retentir, et les choeurs résonnent dans l’architecture du morceau. Enfin, la voix pâle, éprouvée de l’artiste entame sa mélopée, entre détresse et recueil. Plus loin, le rythme s’accélère, la tempête se lève, et le tourbillon se déchaîne. On ressent les embruns sur notre peau, on visualise les déferlantes, on ressent une anxiété liée à la fragilité du vaisseau crissant sur les flots. « Just hold on tight ». Le décor est planté. Cette introduction à l’album est également une bonne synthèse de ce que fait acloudyskye de mieux, à savoir… mais oui donc, qu’est-ce au juste, comment l’étiqueter pertinemment? De l’emo-bass? Moi-même je suis parfois las de râtisser mon lobe frontal en quête de termes et genres adaptés à ce que perçoit le temporal, ou d’oser des néologismes confinant parfois au ridicule. Les nomenclatures que l’on utilise parlent-elles vraiment au tout un chacun? La question reste en suspens. Certaines choses perdent graduellement leur sens, d’autres au contraire sourdent de plus en plus souvent comme évidentes. Qu’importe, qui lira verra. Qui écoutera se taira. 

L’artiste, dont le nom civil est Skye Kothari, est donc originaire de New-York et réside présentement à Boston. Dans la connexion primordiale qu’il tient à établir entre sa musique et son univers visuel, il utilise un avatar tenant du canidé (?) aux caractères anthropomorphiques, qui est représenté comme souvent affligé par des maux existentiels eux aussi communs à nous autres homo sapiens. Peu d’autres choses sont connues de lui. Il semble être un millenial ayant complètement intégré l’internet dans ses circuits cérébraux et appartenant à l’impulsion générale qui a donné naissance à l’hyperpop, le glitchcore, et les autres courants électroniques à forte teneur émo. Il traîne visiblement ses guêtres avec Porter Robinson, et fréquente un vivier de jeunes musiciens et producteurs extrêmement talentueux établi en collectif online nommé FORM, dont les 7 compilations sorties à ce jour sont vivement recommandées, ne serait-ce que pour leur fraîcheur (vous y entendrez notamment des revivals de la dubstep d’antan, dans des renditions étonnamment goûtues). Son premier album, sorti en 2019, ne contenait que peu ou prou de chant, quelques mesures par morceaux seulement, si ce n’est pour son ultime morceau, A Drowning Cry, qui comme son nom l’indique est absolument déchirant et saura accompagner vos phases d’autodépréciation mythomaniaque, les ressurgissements de vos traumas infantiles et autres joyeusetés qui passent dire bonsoir passée une certaine heure, dont la ponctualité est navrante. Le succès de ce morceau auprès de ses fans l’a poussé à travailler cette qualité, et en faire plus souvent usage. Pour le meilleur bien souvent.

Ça sonnera forcément un peu cliché, c’est néanmoins de la plus haute réalité, il arrive parfois – moins souvent que l’onirisme multimédia contemporain nous le dépeint – de tomber sur une personne, un lieu, un objet artistique, au contact duquel les fibres éthérées de notre âme vibrent à l’unisson. Piqûre de rappel, s’il en faut, que oui, il peut y avoir des êtres ou des endroits qui nous comprennent, qui partagent même le tumulte ou au contraire la béatitude que l’on enclôt ou déploie. Prenez la solitude, par exemple. Bon nombre d’entre ceux qui n’y étaient pas habitués ont pu faire connaissance avec lors des confinements de l’époque COVID. Certains ont fait de bonnes rencontres, d’autres ont trouvé en elle un ennemi mortel. Ceci dit, c’est un des sentiments les plus humains qui soit, fut-il délibérément provoqué, ou cruellement infligé par un environnement inadapté. L’artwork de What Do You Want! dépeint deux amis, ou amants, se retrouvant heureusement après une perdition dont la durée est inconnue, mais que l’on peut imaginer comme péniblement longue, sur un fond maritime courroucé qui violente une tourelle métallique, elle-même isolée, à sa merci. « I thought I lost you« . Il est des impressions qui dépeuplent des mondes, rayent de la carte des territoires entiers, assèchent des coeurs déjà difficilement irrigués. A deux, l’horizon auparavant obscurci par des oeillères révèle toute son étendue. De même, ce trou béant dans nos coeurs, on ne peut le boucher nous-mêmes complètement, une intervention extérieure est nécessaire, et une maintenance régulière à la suite également. Sans quoi on est condamné à voir s’y engouffrer vents et marées, la caverne de résonance thoracique favorisant un climat aride et désolé en notre sein. 

La musique d’acloudyskye est à ce titre même assez littéralement élémentaire en cela que son créateur a donc bien compris que l’esprit et le coeur humains sont eux aussi doués, ou affligés, c’est selon, de climats particuliers. La porosité entre les deux concepts n’est depuis longtemps plus à démontrer. Sa musique transpose habilement les précipitations météorologiques et environnements géologiques, les nébuleuses cosmiques aussi, qui rentrent miraculeusement toutes sans problème dans nos si petits amas de chair. Concept vieux comme le monde certes, mais qui demande justement une vive acuité créative pour le réaliser avec originalité. Sans surprise, on retrouve rarement la saison estivale illustrée dans son travail. Son premier album porte l’élégant nom d’A Place Where Mountains Hide (si vous n’avez jamais joué à cache-cache avec une cime enneigée, il vous sera difficile de comprendre la métaphore)et son artwork représente un espace tellurique tutoyant un bas plafond nuageux. Le second, Blood Rushing Like Current Through a Powerline, place l’avatar d’acloudyskye, au bord d’un paysage de bord de mer, surplombé d’une ligne électrique. De quoi faire surgir des velleités intéressantes aux perspectives apaisantes. Pour ce troisième album donc, dont la description de l’artwork a été faite plus haut, plongeons-y donc.

Avisez le navire, bravant l’océan Atlantique, battu, suranné par des conditions météorologiques peu clémentes, cherchant pourtant les trop rares rayons salvateurs de l’astre solaire. Ce n’est pas que ce dernier est avare, il ne l’est avec rien ni personne, c’est juste que ses collègues lui font de l’ombre. L’artiste semble avoir précisément identifié quel élément sonore, musical, correspond idéalement à chaque élément (tout court), et quel élément correspond le mieux à chaque sentiment. Une simple réaction en chaîne donc. Il n’y a ici, malgré l’image choisie, aucune considération mathématique, qui par chance n’infeste pas encore le domaine de la musique, hormis les esprits des fans se prenant pour des logiciens et des statisticiens, et évidemment nos chers et tendres cryptobros dont les NFT, on l’espère, finiront par causer leur ruine. L’art d’un artiste est son langage, son exutoire, son refuge. Et puisqu’acloudyskye semble si souvent en proie au tumulte, il fait un extensif emploi des basses, de force nappes de synthétiseur,  et de bon nombre de sonorités électroniques que l’on retrouve dans l’ambient. Dormant est d’ailleurs purement et simplement une composition ambient, un mauvais rêve primal qui sort de terre et rample sournoisement, se repaissant goulûment de chaque particule de lumière qu’il trouve. Acloudyskye habille ses exosquelettes électroniques d’instrumentations empruntant principalement à la folk, avec les susmentionnés violons et piano, et la guitare sèche. Le tout s’imbriquant dans une justesse et une élégance toutes organiques, assez paradoxalement, auxquelles les accès de violence confèrent une magnitude quasi biblique. Le désarroi et la tristesse des dieux sont avant tout ceux des hommes. La majestueuse ampleur qui se déploie stimule l’imaginaire, et l’on a aucun mal à constater que si nous devions visualiser, donner corps à une émotion, fut-elle si douloureuse, c’est ainsi qu’on la représenterait. Cette notion de matérialiser l’émotion qui d’ailleurs est cathartique: voir pour croire et croire pour voir. Les couards ne sortent pas le soir. 

L’artiste a cette autre qualité que de savoir quand il est de bon aloi de prendre le micro, et quand il vaut mieux laisser la musique parler pour elle-même. Au beau milieu de Safety! Le troisième morceau du disque, fait irruption un abîme de chaos, une parenthèse entropique où l’abrasion des basses fait écho à des rythmiques empruntées à la drum n bass, le tout enveloppé dans des murmures lointains. Et lorsque le tout se résorbe, une guitare sèche déroule sa tendresse pour le chant douloureux de l’artiste (je vous évite le poncif du calme avant la tempête, je vous prie de m’en être gré). Une orchestration grandiose survient alors pour élever le tout au firmament. Ce n’est pas un saut de l’ange, mais un bond. La musique d’acloudyskye est totalement étrangère à la provocation de l’ennui, ou de la monotonie, elle est aussi changeante que le coeur des hommes, constamment écartelée entre des phases de construction et d’anéantissement, chacune apportant à l’arc narratif, au fil rouge de sang de l’existence sensible.

Les accalmies sont donc d’autant plus appréciables. Ce sont les poumons de ses albums, dont l’artiste comme l’auditeur se servent, pour reprendre des forces, et se préparer à la prochaine épreuve. Spells, qui suit Safety, est une splendeur folk, que l’on aurait presque des scrupules à écouter tant elle semble fragile, vulnérable. L’assertif de son « You couldn’t stop me, even if you tried » sonne faux, sonne justement comme une injonction au destinataire d’essayer, car il faut toujours essayer, sans considérer les conséquences. La dimension emo de l’album est indéniable et bien des accords de guitare, bien des suppliques de l’artiste, comme celle-ci, en témoignent. C’est évidemment une force, puisque les groupes d’emo rock de la dernière vague en date, de leur côté, ont bien du mal à retenir les résidus d’une magie désormais quelque peu éculée. 

Parler de musique pour enjoindre les gens à y prêter attention, comme je suis présentement en train de le faire, finit parfois par faire faire des redites, par utiliser des truismes et aphorismes creux, ou se résoudre à l’emploi de formules usuelles et matérielles souvent superficielles et peu informatives. Il s’agit aussi pour les rédacteurs de trouver l’album, l’artiste qui va leur faire ressentir quelque chose de neuf, et les pousser à tremper à nouveau leur plume dans l’encrier. Cet album a rempli mon encrier d’émotions si tangibles que je les sens sillonner mes veines, virevolter dans ma tête et ricocher dans mon corps. Il n’y a aucun artifice ici, et peu de notes gâchées. C’est de la matière organique sonore, vibrante, honnête, secouée et bouleversante, désorientée aussi, qui cherche le chemin de la maison, si tant est qu’elle est encore debout (ne vient-on pas de voir un bout de la véranda virevolter au gré du vent?). Et très concrètement, c’est juste architecturalement resplendissant. Puisque l’on est avant tout à la recherche de certaines conceptions de la beauté, les travaux d’acloudyskye ont ça pour eux que l’agencement général est méticuleux, sémillant de petits détails sonores dont la texture de certains se révèle au fil des écoutes. Prenez par exemple l’épopée de 12 minutes qu’est Thief! Il est toujours quelque peu difficile pour l’oreille non-habituée d’assimiler une telle longueur comme un seul et même morceau, le formatage usuel en vogue depuis des décennies tablant sur 2 à 5 minutes. Mais c’est typiquement le genre de titre qui raconte une histoire, et qui gagne à être pris comme un tout. De la mystique errance brumeuse des prémices, comparable à une excursion à cheval dans les ruines du jeu Shadows of the Colossus, aux tutoiements atmosphériques qui s’en suivent, jusqu’à l’atterrissage dont la secousse remue des pierres de taille internes aux fissures par trop loquaces, pour terminer sur l’articulation finale de tous les éléments précédemment invoqués au long du morceau.

Le véritable point négatif du projet est sa conclusion, qui manque cruellement de pugnacité et de cohérence par rapport au reste. La composition agaçante surplombant la rythmique du beat est complètement hors de propos et il s’en faut de peu que le soufflet retombe complètement. Heureusement qu’il avait été gonflé à bloc par les innombrables bourrasques l’ayant précédé. L’occasion de réitérer que malgré toutes les évidentes qualités de cet album, il n’est au final pas son meilleur, cependant il est une excellente introduction au travail de l’artiste, avant de vous immerger dans son chef d’oeuvre qu’est Blood Rushing Like Current Through a Powerline.

On ne sait rien de l’artiste, hormis justement sa localisation géographique, et ce n’est pas plus mal. Lorsque l’on fait une telle musique, tout le reste tombe en désuétude. La force évocatrice, dévastatrice de cet album, comme du précédent d’ailleurs (ils sont complémentaires), sont purificatrices à plus d’un titre. C’est la bande-originale du récit initiatique d’un pauvre hère qui n’a jamais demandé à être sujet au tourbillon de sentiments inhérents à sa conscience – climatologue malchanceux pris dans l’oeil du cyclone – et dont il essaie de faire sens, à la recherche d’un amour vrai et pur, dont il devra déterminer l’identité du récipient: le monde, cette autre personne, ou lui-même? La sempiternelle utopie du coeur en paix. 

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