72 heures. C’est ce qu’il aura fallu à Lupe Fiasco pour boucler l’enregistrement analogique de l’album Drill Music in Zion. Un temps record qui s’apparente à un défi personnel, mais également un temps qui se presse à la manière de l’ambiance convulsive de la ville de Chicago, terre natale du rappeur. Depuis la naissance de l’industrialisation au milieu du XIXe siècle, Chicago devient un bouillon d’activités économiques et culturelles – on pense aux usines Quaker Oats ou International Harvester Company mais aussi aux écoles d’architecture et de sociologie qui innovent chacune dans leur domaine. Puis la musique s’offre un patrimoine partagé entre la house s’amusant à découper les plus grands hit disco de l’époque puis le jazz transporté par les vagues migratoires du sud du pays. De ce fait, Chicago faisait office d’eldorado pour nombre d’habitants à la recherche d’emplois ainsi qu’une population afro-américaine voulant s’échapper des états sudistes confédérés guidés par une lueur d’espoir dans le nord unioniste suite à la guerre de sécession. S’engage alors ce que l’on nomme The Great Migration de 1910 à 1970. Si tous étaient nourris d’espoir d’une vie meilleure, une ségrégation continuait à s’opérer dans le nord d’une manière insidieuse notamment dans l’immobilier ou dans les prêts bancaires poussant l’exclusion de la population noire du marché, les obligeant à s’installer dans un même quartier destiné au “indésirables”. Grossièrement, “the black metropolis” prend forme dans le sud de la ville, une exclusion des plus précaires qui laisse émerger une violence sans nom notamment dans la formation de gangs motivés par l’idée d’échapper à la pauvreté à travers des activités illégales et responsable de 61% des crimes en 2011. Ainsi se dessine en l’espace d’un demi-siècle une démographie infectée due aux choix gouvernementaux.

Si l’état actuel de la ville se doit d’être évoqué, cela est due à sa relation intrinsèque avec le genre qu’est la drill à début la décennie 2010 avec Chief Keef et son producteur Young Chop qui fournira la recette à base de snares qui bourdonnent sans arrêt entre les basses. A côté de cela, c’est tout un discours cru et abrupte qui est relaté, dépourvu de figure de style pour raconter le mode de vie des habitants du sud de la ville. Révélant au grand jour les conditions dans lesquelles vivent les jeunes, elle engrène aussi toute une génération à fantasmer sur les conflits armés entre gangs. Ainsi se confrontent deux facteurs dichotomiques dont il serait bon d’en déceler les tenants et aboutissants. Et qui de mieux que Lupe Fiasco, lui enfant de Chicago qui a toujours nourri son rap par un vision éclairée, d’une prise de conscience de son statut dans la société américaine sur tous les plans, pour finalement poétiser cette sanglante précarité.
Depuis le milieu des années 2000, Lupe Fiasco s’est efforcé de porter un message sous diverses formes. Tantôt rendant hommage au hip hop dans Music saved my life tantôt il exécute un storytelling en empruntant la vision d’un membre de gang dans The Cool ou d’une travailleuse du sexe pour Bitch Bad. Plus encore, ce sont des concepts qu’il déploie sur tout un album comme dans Drogas Wave reprenant les fantaisies afro futuristes où les esclaves d’Afrique tombés en mer lors de la traversée jusqu’au nouveau continent auraient bâtis une civilisation sous-marine. Il n’est donc pas étonnant de le voir proposer à nouveau une armature globale dans Drill music in Zion qui n’a jamais été aussi immersive en vagabondant dans les méandres de la Windy City.
“Drill music, pop that pill music, Kill music desecrating the temples in the ghetto” commence la tirade de Ayesha Jaco, la soeur du rappeur déjà intégrée au patrimoine du rappeur. Le propos est net quant à l’état de conscience de l’artiste face à la situation dans l’Illinois. Pour autant, il n’est pas question de diriger un regard oppressif vers ceux pratiquant le genre de la drill, mais plutôt d’en analyser les conséquences, mettre en lumière ceux qui profitent d’eux. Ainsi le “ghetto” n’est pas stigmatisé mais plutôt réhabilité dans sa dimmension de sublime; “Desecrating the temples and the ghetto/Funeral processions increase their frequency” ajoute sa soeur pour poursuivre son discours. Alors Chicago doit se métamorphoser en terre de Zion, celle synonyme de Jérusalem, terre sainte où la violence et l’avidité n’aurait pas lieu d’exister.
Pour nous faire parvenir ses propos, il utilise comme à son habitude une multitude de concepts. A commencer par la religion, lui si impliqué dans les pratiques de l’Islam, qu’il dilu dans son éthique. Ainsi des références bibliques sont estampillées comme dans GHOST! avec l’évocation d’Adam et Eve et la pomme pour sous-titrer le capitalisme. Plus encore, ce sont les morales qu’il dresse qui portent des similarités formelles avec les sourates. Le fait de prêcher une cohésion déontologique fait de Lupe un homme inspiré par les modèles prophétiques ou encore par les activistes afro-américains eux-mêmes inspirés par la religion. Cette méthode va donc guider tout le format du disque pour aborder une diversité de thèmes qui finalement se rejoignent pour un débat plus vaste qu’est la “drill music”.
Cette idée de conceptualité se poursuit. En effet, peut-être est-il bon de savoir dans un premier temps qui nous sommes, comment nous nous adaptons à notre environnement pour comprendre comment la dril renforce l’ancrage des jeunes des quartiers populaires dans une image stéréotypée où l’échappatoire ne se ferait qu’à travers des activités illégales. Pour le démontrer, Lupe Fiasco utilise les mains comme objet de détermination sociale. Celle qui guide nos décisions. C’est dans Precious Things que la personnification prend forme. Déjà, ce sont les mains qui nous entourent qui posent question; “Never bite the hands that feed/But when those same hands grab the gats and up the sleeves”. Parce qu’avant de nous déterminer par nous-même, ceux sont celles qui nous agrippent la main qui modulent notre personne, pouvant aussi bien nous aider que nous détruire. Cette évocation vise directement ceux qui tiennent les ficelles, que ce soit le gouvernement et leur implantations urbanistiques, ou bien les labels qui se délectent de promouvoir une musique sans prendre en compte la réalité qui se cache derrière. Pas étonnant que dans le couplet suivant, Lupe se penche sur la circulation des armes en Amérique en demandant avec une naïveté ironique “Who put the arms in arms?”, car premier facteur de criminalité dans le pays et qui , dans Chicago entre 2013 et 2017, a atteint le nombre de 7000 décès. Puis la drill a servi d’outil pour presque “promouvoir” leur utilisation à travers les clips venus illustrer les morceaux – le titre I don’t like de Chief Keef en étant l’étendard. Dans le but de retranscrire la réalité sans filtre du South Chicago cela entraînait aussi un fétichisme hautement dangereux chez un pan de la jeunesse américaine. D’autant plus que la réalité est si opaque que des beefs entre rappeurs se créent, le meurtre du jeune rappeur Lil Jojo en étant un exemple édifiant.
Lupe Fiasco fait en suite des références géographiques propres à Chicago, comme dans Seattles avec pour conclusion un discours provenant du documentaire SouthSide Warriors de Robert Wyrod sur la scène d’art martiaux bâtie par la communauté noir de la ville. Dans une autre référence certes moins ancrée dans Chicago, on trouve Kiosk, un storytelling sur un vendeur de diamants dans un kiosque au milieu d’un mall. Depuis la perspective du marchand, le matérialisme à outrance propre au rap y est critiqué; “You ain’t gotta be a criminal involved/Know how to rap or knack for dribbling the ball/Or be a prince or an emperor at all/Everybody’s equal in the middle of the mall”. Cette idée d’être “tous égaux au milieu du supermarché” renvoie également à l’uniformité du lieu par le consumérisme, faisant de chacun un mime de son voisin. Plus encore, on peut pousser l’analyse et la joindre avec la ségrégation spatiale, le mall étant un symbole de non-accessibilité, une zone qui ne peut être appropriée par l’individu que lorsque son portefeuille est rempli. Les structures bétonnées et les grandes baies-vitrée glaciales n’ont de sens qu’à travers une logique d’achat de biens. Les places assises imposent souvent le fait de se nourrir, que ce soit à la terrasse d’un restaurant ou bien sur un banc qui renvoie à la solitude si les papilles gustatives ne sont pas activées. Les plus démunis n’ont de choix que de croupir sur le parking au béton brûlant. Et Chicago n’est qu’une extension de l’idée du mall.
Venons en aux labels, ceux actionnant les rouages d’une économie basée sur l’image d’un artiste, venant la rendre jusqu’au boutisme. Dans le titre Ms. Mural, il est question de mettre en scène le conflit entre le patron et l’artiste. Ici, on évoque l’homme avide d’argent et d’opportunités qu’il trouve chez ses poulains. De l’autre, l’artiste peintre dans ce cas de figure. Dans une série de passe-passe, les deux interlocuteurs défendent leur bout de gras mais surtout s’efforcent à définir ce qu’est être réellement un artiste malgré les pressions qui l’encombre. Finalement, l’artiste a raison du patron. Pris par son narcissisme lorsque le peintre lui demande de se tenir sur la pile d’œuvres d’art pensant être un modèle, il finit brûlé après que le peintre y ai mis le feu. Bien sûr, un parti pris se tourne vers l’artiste car, en dehors des conflits propres à Lupe Fiasco dans sa propre carrière, c’est aussi tout un pan sans en payer les conséquences directes ont du sang sur les mains. Il est possible d’étendre cette mise en scène et s’adresser au public lui-même premier consommateur qui des compagnies venus moudre du grain aux artistes de Chicago qu’il dénonce. Ceux qui mettent des moyens financiers pour promouvoir des armes et jouir des bénéfices engrangés toutefois posent une question symétrique : si personne n’est là pour écouter et comprendre ces modes de vie marginaux et dangereux, n’est-il pas tout aussi indigne de les laisser sous silence ?
Finalement, la sobriété percutante sera l’acte final du disque. En effet, sur le titre On Faux Nem servant de conclusion, Lupe commence par deux uniques vers pour finir son couplet “Rappers die too much/That’s it, that’s the verse” puis laisse se répandre une minute de silence dépourvu de mots ou bien même de notes musicales pour ensuite reprendre son second couplet par “Yeah, silent reflection was the first verse’s mission”. Il en vient à trahir l’un des principes fondamentaux dans le discours du rap en espérant que tous ces rappeurs parlant de meurtres et de vengeances ne fassent que mentir; “Facts, I wish that they was lying in they raps”. Une idée qui se répète dans le refrain venu conclure le morceau, mais plus encore conclure le disque.
Malgré son ton radical et sa direction quelque peu paternelle et moralisatrice, Lupe Fiasco arrive à transmettre une réalité souvent négligée. Parce qu’il connaît la ville comme sa poche et a arpenté les avenues de cette dernière, son point de vue initialement homodiégétique trouve toute sa légitimité à devenir omniscient. Il n’en reste pas moins tiraillé par une envie de supporter les rappeurs de la scène drill pour leur créativité, tout à ne voulant ériger une musique qui entraîne la mort; “I don’t really support niggas ’cause the shit bе making me sick/Look at what we say in this bitch just to get rich/Shoot a nigga right in the head, don’t even flinch”. Drill Music in Zion fait donc office de dernier souffle, dernière tirade préventive, dans un ultime espoir de transformer Chicago en terre sainte, en Zion.