Nous voilà à Louisville, Kentucky, où le règne de George Albert Stone III a semble-t-il débuté dès lors qu’il fut mis au monde. S’il déclare occuper les dix premières positions du Top 10 de sa ville, c’est que EST Gee se présente assis sur un trône, la bague au petit doigt, n’ayant d’office rien à prouver. C’est cette force tranquille, qui est à l’origine de l’un des derniers gros pavés dans la marre du rap américain. Un talent brut, sans l’ombre d’un doute né pour briller, qui a parfait sa formule afin d’évoluer sur un créneau précis : celui d’un dope boy à l’intersection entre la trap Géorgienne des années 2000 et le « street rap » actuel qui puise en grande partie ses influences dans les codes du rap du Michigan.
Après des années d’effervescence autour de la trap du sud des États-Unis, ce n’est plus nécessairement ici que l’on trouve les jeunes pousses les plus talentueuses et novatrices. Cet essoufflement s’est fait au profit de nouvelles scènes qui semblent avoir pris le relai, de la Californie au Michigan. Une forme de nostalgie s’est d’ores et déjà installée concernant une époque du dirty south et de la trap. Ce contexte constitue le terrain fertile à l’émergence d’une figure semblable à celle d’EST Gee. Aussi, il est inévitable d’évoquer l’importance de la ville de Memphis lorsqu’on pense à ce renouvellement de la trap, qui a tendance à se matérialiser par un retour aux fondamentaux. De fait, les vieilles gloires d’Atlanta ont puisé leurs dernières forces dans l’énergie de leurs voisins du Tennessee (Pooh Shiesty chez The New 1017, Lil Double 0 chez Freebandz, ou encore Duke Deuce chez Quality Control…). À Memphis même s’est érigé un nouveau mastodonte en la personne morale de CMG, le label fondé par Yo Gotti. Machine à succès, dont l’atout majeur est de jouir d’une assise locale en s’ouvrant au reste des États-Unis, afin d’enrichir leur roster et de tirer profit de ce qui se fait de mieux dans chaque scène digne d’intérêt. Le meilleur exemple est celui de 42 Dugg, venu d’une ville en fusion. Concernant EST Gee, l’émulation autour d’une scène locale de Louisville est moins évidente. Néanmoins, il s’agit là d’un environnement propice à la réalisation d’une musique en accord avec les thèmes et l’esthétique développée chez CMG – originellement acronymes de Cocaine Muzik Group, puisque Louisville, est l’une des villes où les morts par overdoses sont les plus fréquentes aux États-Unis, bien que la concurrence soit tristement rude. Étant donné que lorsqu’on parle de trap, on parle de cuisine et de vente de substances douteuses, ces activités sont centrales dans le quotidien d’EST Gee depuis de nombreuses années. De ses dires, les inspirations classiques d’un jeune de Louisville, ne pouvant être celle d’un rappeur de renommée nationale ou celle d’un basketteur, sont par conséquent souvent celles des fameux dope boys.
Derrière un trappeur, il y a bien souvent un producteur. L’ascension du rappeur de Louisville ne déroge pas à la règle, puisqu’elle est profondément liée à celle de Foreverolling, avec qui il forme un duo flamboyant. Ils commencent à travailler ensemble en 2019, après que EST Gee se soit découvert un goût pour la musique en étant condamné à combler l’ennui, étant assigné à résidence. Ses aptitudes au micro lui permettent donc de vite gagner en notoriété. Cette trajectoire rappelle aisément celles qu’ont pu connaître Young Jeezy ou Young Dolph, dont la capacité à rapidement générer de l’argent grâce à leur musique leur a permis de diversifier leurs activités économiques, mais surtout de se rendre compte de l’ampleur du talent dont ils disposaient pour faire de la bonne musique. S’il cultive bien cet ADN du dope boy, il est tout de même parvenu à imposer son style. Ses particularités étaient moins évidentes lors de ses premiers projets accompagnés de Foreverolling (à qui on peut également adresser cette remarque), mais les deux ont indéniablement su perfectionner leur style au fur et à mesure de l’avancée de leur collaboration. La symbiose opère entre des productions pleines de crasse aux airs froids du Michigan, et un rappeur dont la prestance et le timbre de voix suffisent à faire valoir un charisme naturel. La signature chez CMG fut sans doute l’un des caps majeurs dans leur progression respective, le label leur donnant les outils nécessaires pour affiner leur formule. S’ils sont une excellente synthèse de ce à quoi peut ressembler le « street rap » en 2022, ils sont aussi une des preuves du succès supra-étatique du rap du Michigan, puisqu’ils ont pleinement adopté ses codes, bien que n’étant pas originaires de cet état. Pour autant, l’authenticité de la filiation ne fait aucun doute. Depuis ses débuts, EST Gee a multiplié les collaborations, tant avec les rappeurs (Sada Baby, Icewear Vezzo, Payroll Giovanni…) qu’avec les architectes sonores du son made in Detroit, tels que Helluva Beats ou ENRGY Beats.
Après les deux éditions de Bigger Than Life Or Death, sorties en 2021, EST Gee s’est récemment allié à 42 Duggle le temps d’une mixtape commune. Deux figures fortes du label qui se complètent, 42 Dugg jouant les jeunes écervelés dont on ne peut canaliser l’énergie, pendant que la force tranquille de EST Gee dénote et se traduit par une forme de supériorité immuable : « Been a public figure, never hustlеd under another n*** ». Son sang-froid contraste avec l’émotion que peut mettre son confrère de Détroit dans ses couplets. En somme, deux personnalités différentes, voire opposées, dont les trains de vie les à amener à cracher du feu ensemble. Ils se répondent du tac au tac, et lorsque 42 Dugg dit qu’il tuerait pour de l’argent, EST Gee surenchérit presque naturellement : « We been killin’ for money / Yeah, we been killin’ for nothin’, bare face in public ». Cette fâcheuse tendance à frigorifier la pièce dans laquelle il entre est sans doute la caractéristique qui définit le mieux sa personne. Rarement on a eu autant l’impression d’avoir affaire à un rappeur dénué à ce point de toute sensibilité. À en juger ses lyrics et sa série de mixtape Ion Feel Nun, il ne ressent rien, vraiment plus rien. Dans Lurkin avec Mozzy – fraîchement débarqué chez CMG – il use de formules morbides qu’il affectionne particulièrement et s’attache à le rappeler « You know I still don’t feel nothin’, on my dead brothers ». Il donne parfois l’impression de rapper la mâchoire serrée, sa manière à lui de contenir ses nerfs en musique, le tout en assignant des menaces assez glauques pouvant effrayer n’importe quel auditeur. Il met tout en œuvre pour paraître intouchable, et ses images demeurent on ne peut plus marquantes et efficaces : « On my block, yeah, I’m like Pac, but I ain’t dyin’ or goin’ to jail », résonne spécialement dans son couplet sur CHICKENS, tiré du dernier album de Future, puisque ça y est, les invitations affluent pour s’offrir ses services en featuring.
Pourtant, certaines de ses influences ne partagent pas cette insensibilité chronique, EST Gee étant fan de rap louisianais, notamment de Boosie, mais surtout de Kevin Gates avec qui il a déjà réalisé un morceau. Certains titres, dont Misery Love Company, Bloody Man ou In Town avec Lil Durk, participent à le rendre plus humain et nous en disent un peu plus sur son histoire, lui qui, comme le rappeur de Chicago, a grandi avec un père bien souvent derrière les barreaux. C’est également à travers ces titres qu’il partage l’appétence pour le chant que peuvent avoir Lil Durk ou Kevin Gates, mais sans pour autant disposer de leurs capacités vocales. Cependant, il ne trahit pas sa ligne de conduite, puisqu’il conserve dans ces pain songs une pudeur presque mafieuse en abordant ses travers. En effet, même dans la confidence, tout est codé. Comme peuvent le faire les grosses têtes auxquelles il s’apparente, il fait comprendre que l’on n’est pas censé tout savoir : « We like mobsters, only difference, we sip syrup with our pasta ». Pour l’instant, cette invulnérabilité ne lui fait pas défaut et participe même à sa singularité. On peut malgré tout imaginer que ça puisse devenir à terme une limite à sa musique et une barrière à l’affection qu’on lui porte, mais tout ça n’est qu’hypothétique. Son succès grandissant pourrait sans doute l’amener à évoluer, d’autant plus qu’on lui connaît son goût pour les rappeurs qui pratique leur art à cœur ouvert. On a donc affaire à un rappeur qui a suffisamment de ressources pour continuer d’attirer notre attention.
(Crédit illustration : @paul_rss / @sin_moteur)