BOOGIE ENTRE DEUX FEUX

A l’annonce de la série télévisée Moon Knight, la présence d’Oscar Isaac a déchaîné le grand public, et l’inspiration de Jeff Lemire a séduit les lecteurs de comics. Même si le résultat n’a convaincu aucun des deux, cela a cependant permis de reparler du travail du scénariste canadien sur le personnage. Et en 2016, lorsqu’il se voit confier les rênes de ce personnage de second-rang, Jeff Lemire, accompagné du fantastique Greg Smallwood, délivre sans doute l’une des séries les plus fascinantes de ces dernières années. En quelque mots, Moon Knight est Marc Spector, mercenaire aux capacités physiques surdéveloppées, possédé par l’esprit égyptien de la vengeance, faisant régner la terreur chez les criminels de New York. Mais au fil de sa publication, Marc s’est créé différentes identités, pour s’infiltrer dans les différentes strates de la population new-yorkaise. Lorsque Jeff Lemire s’empare du personnage, il sème alors la confusion entre toutes ces identités, au point que l’on se demande qui est le véritable Moon Knight ? S’ensuit alors des péripéties dans la psyché d’un personnage totalement instable, à la recherche de lui-même.

C’est un peu comme ça que l’on pourrait décrire le nouvel album de Westside Boogie, More Black Superheroes. Cet ex-Blood à la voix nasillarde et à l’énergie presque cartoonesque n’a cessé tout au long de sa carrière d’alterner entre figure gangsta arrogante et sans pitié, et rappeur introspectif et vulnérable, rongé par ses doutes et ses peurs. Deux facettes qui ne sont que des illustrations très grossières de la complexité d’un personnage au parcours parmi les plus intéressants de la dernière décennie Dès sa première mixtape en 2014, Thirst 48, Boogie fait parler de lui pour sa manière peu conventionnelle de parler du hood, sur la façon dont ses enseignements l’handicapent. Il continue de développer ce recul sur lui-même, devenant de moins en moins pudique, jusqu’à atteindre son point culminant avec Everything For Sale en 2019. Fort d’une signature chez Shady Records (qui a néanmoins ses désavantages, notamment un couplet plus que dispensable d’Eminem), son premier album est un véritable succès d’estime, et à son échelle, un petit succès commercial. Il y livre comme jamais auparavant ses peurs, raconte ses échecs amoureux desquels il semble souvent être la cause, et adresse les difficultés pour un jeune afro-américain de parler de santé mentale en public. 

Trois ans après, Boogie revient donc avec son second album, et les thématiques n’ont globalement pas changé. Il n’arrive toujours pas à garder une relation amoureuse stable, il n’arrive toujours pas à mettre derrière lui son passé de gangbanger tant bien même il est conscient de son influence néfaste, et il est toujours au bord de l’implosion mentale. Il rappait “I’m at war with my reflection” sur l’intro de son précédent album, celui-ci commence par “In a fight with my mind / In a fade with my brain”. Seulement, durant son absence de trois ans, son approche de cette lutte intérieure à changer. Après avoir constaté ses imperfections, Boogie a décidé de se lancer sur le champ de bataille, en suivant une thérapeute d’un côté, et en confrontant directement ses différentes facettes de l’autre, pour devenir meilleur, devenir le super-héros qu’il lui a manqué en grandissant.

Comme un super-héros, Boogie a plusieurs identités. Et comme Moon Knight, celles-ci se sont confondues en personnalités distinctes. C’est à l’occasion de sa performance chez Colors pour son deuxième single, Stuck, que nous découvrons trois Boogie, chacune reflétant une facette du rappeur qui semble inconciliable avec les autres. Il nous dévoile ainsi Ratchet Boog, chillant tous les jours à Bompton entouré de femmes, de drogues et de Bloods, Anthony, le père tourmenté et soucieux, et enfin Superblood, super-protecteur masqué débordant de confiance. Bien que lors de la promo, il a été facile de les distinguer clairement, à l’écoute de l’album, leur coexistence apparaît surtout dans la variété des discours et des intonations prises par Boogie. A l’image de la lutte qui se joue à l’intérieur de lui, l’album se construit principalement autour d’une dichotomie entre un Anthony lucide sur ses problèmes et désireux de devenir meilleur, et son jumeau maléfique réfractaire au changement à la fierté débordante.

Un son comme LOLSMH II est assez représentatif de ce concept : divisé en deux parties, la première est un cri de détresse dans lequel le rappeur brise son invincibilité apparente (Just want you to know that even heroes still need saving / So tell me who gon’ save me, that’s why I’m always saying) sur une instrumentale jazzy très intimiste, tandis que la seconde partie voit un Boogie beaucoup plus agressif, envers ses rivaux, mais aussi envers lui-même, sous-entendant que la vulnérabilité assumée de certains rappeurs relève surtout d’intérêts extra-musicaux (N**** think he gon’ get pussy cuz he bragging ’bout his demons / Look at bro tryna distract us from the fact that he just tweaking). Mais quelques minutes après, Ratchet Boog (Interlude) laisse entendre le schéma inverse : la première partie est cette fois-ci l’occasion pour Boogie de revenir avec fierté sur toutes les épreuves qu’il a traversées et la haute estime qu’il en tire pour lui-même, tandis que la seconde partie chantée réfrène immédiatement ses ardeurs (Ain’t nobody bigger than the program). 

Ce conflit rythme tout l’album, enchaînant bangers très égotrip et dénudements sur loops de guitare acoustique, comme si toutes ces chansons n’étaient pas du même artiste. Autant de changements de personnalités qui trouvent peu à peu leur origine aux tréfonds de Boogie. Une voix féminine apparaît à plusieurs moments clé de l’album, pour pousser Boogie à choisir une posture définitive, mais surtout à extérioriser les attentes qu’il estime peser sur lui. Comme avatar de son auto-critique, elle s’indigne du fait qu’il suive une thérapie, incarne la rancoeur imaginaire de son ancien hood à son encontre, ou même lui rappelle qu’il n’a rien d’un super-héros, mais n’est qu’un homme en proie à ses imperfections comme les autres. Elle contrebalance sans cesse les tentatives d’affirmation de Boogie, et ravive la flamme du conflit dès lors qu’elle semble perdre en ardeur.

Un conflit intérieur qui trouve ses racines dans une violence extérieure, celle dans laquelle il a grandit, et qui a traumatisé plus d’un jeune afro-américain (One in front the bullet, I get therapy from gun sounds / My generation numb now, we ridin’ til the sun down). Très jeune, il intègre Compton en s’intégrant au Blood. Pour survivre dans cet environnement impitoyable, il s’est forgé ce qu’il nomme son “ignorant side”, sa facette à l’allure invincible et insensible, brillant lors des egotrips, et s’effondrant lors des storytellings de ses échecs amoureux. Exercice dans lequel il s’est toujours distingué, Nonchalant et Prideful II explorent tous deux comment sa posture gangsta, sa nonchalance et absence d’attachement d’un côté, et son honneur et orgueil de l’autre, a souvent précipité la fin de ses histoires d’amour, fin à l’occasion desquelles il les regrette, bien trop tard cependant. Chacune de ces histoires est une faille dans l’armure boogienne, aussitôt contrebalancée par une réaffirmation de son amour pour le hood et pour lui-même, qui cherche à les faire oublier, en vain.

Ainsi, la ligne entre Boogie et Anthony ne cesse de s’effacer au fur et à mesure de l’écoute. De manière très lucide, il aborde régulièrement les raisons qui le poussent inconsciemment à conserver cette posture appartenant pourtant à son mode de vie d’antan. C’est le thème même de Stuck, qui, paradoxalement, ne parle que de fuite. Dans cette chanson dédiée au hood qu’il n’arrive pas à quitter, il décrit la facilité avec laquelle il cède à Ratchet Boog pour échapper aux problèmes qui lui pèsent mentalement. Lui-même l’affirme, “Don’t hold me down ’cause I keep runnin’ from myself”, et la production nerveuse du morceau, avec ses percussions dans le fond qui procurent un sentiment d’urgence, nous plonge plus dans une course-poursuite que dans l’ambiance relax qu’il décrit. Une course-poursuite qui dure jusqu’à l’inévitable crash, tel qu’on l’entend dans les dernières secondes de Windows Down (I’ve been bad / Somebody gotta help me fore I crash / I feel like I’ve been running from the past / I feel like I’ve been running over glass).

Crédits : Jax Teller

Ces moments de crash permettent à Anthony, caché et nié au fond de Ratchet Boog, de rejaillir. Et contrairement à Ratchet Boog, lui n’a pas honte d’admettre sa souffrance et d’appeler à l’aide. De l’aide pour lui en premier lieu, mais aussi par extension pour les autres, car la douleur qu’endure Boogie, il la redistribue autour de lui (Here go my life where you stuck in a circle / Like fuck it, I’m hurting, so I might as well hurt you). Dès l’intro, Killer Mode, il explique que l’intériorisation systématique de ses peines telle qu’elle est enseignée aux jeunes afro-américains dans le ghetto s’extériorise inévitablement dans la violence et la toxicité, desquelles il devient alors très difficile de s’échapper. Enfermé dans un cycle sans fin de douleur intérieure et de violence extérieure, “Everybody killer” là où il a grandi. Le seul moyen de sortir de ce piège, c’est de guérir en s’attaquant aux racines de ces souffrances.

Guérir pour Boogie, c’est devenir ce Black Superhero qu’il n’a pas eu en grandissant, et qu’il veut offrir à son fils et aux personnes traversant les mêmes épreuves que lui. Lorsqu’il en demande plus, c’est déjà à comprendre comme au moins un super-héros au bout du fil lorsqu’il avait besoin de soutien. En effet, même s’il ne lui accorde habituellement que des références discrètes, dans l’outro de l’album, Anthony, il adresse directement son couplet à son père absent, un guide qui aurait été plus que bienvenue pour naviguer dans ce monde si hostile, mais surtout un exemple duquel apprendre lorsqu’il est lui-même devenu père. Il se laisse totalement aller à l’expression de sa rancoeur profonde dans ce morceau, et c’est peut-être le déclic qui mène à la guérison et à lui-même endosser ce rôle.

Lorsqu’il accepte ces erreurs au micro, lorsqu’il raconte ses peines de cœur, c’est à la fois pour s’en débarrasser en les extériorisant, mais aussi pour montrer qu’il est possible d’exprimer sa vulnérabilité. “It’s okay to heal” a-t-il déclaré dans une interview, c’est normal d’aller en thérapie quand on souffre mentalement, tant bien même la hood mentality semble l’interdire. Évidemment, la guérison peut aussi terrifier, car elle n’est elle-même pas sans douleur, et parfois, elle semble presque faire autant souffrir que la maladie. Pour se reconstruire, Boogie doit déconstruire tout ce qu’il a intériorisé jusqu’à maintenant et affronter tout ce qu’il a fui. Il relate ainsi à plusieurs moments, avec une grande sincérité, de la difficulté d’avouer qu’il a besoin d’aide alors que son honneur lui interdit, d’arrêter de fuir l’inévitable, et d’affronter le dégoût qu’il ressent pour lui-même, l’empêchant de prendre conscience de l’amour qu’on lui porte.

I need power to be present

Teach me how to stop deflecting every time you show affection

See, my ego breaks in pieces every time I stand corrected 

Hate I gotta bump my head to fully understand the lesson

Pourtant, Super Boog ne naît pas de la victoire d’une facette sur l’autre. En fait, c’est même plutôt le contraire. En effet, lors de l’outro, sa dichotomie fondamentale n’est toujours pas résolue, car pour le premier couplet introspectif d’Anthony, il existe aussi le second couplet plus agressif et arrogant de Ratchet Boog. La clé de la guérison est plutôt d’accepter l’idée qu’il est complexe pour finalement se sentir complet. Accepter qu’une ballade R&B reprenant l’air du I Can’t Stop Loving You de Ray Charles puisse exister à côté d’un duo de pure vanité avec Soulja Slim, là est peut-être le premier pas vers le modèle qu’il veut incarner. Il a besoin de fierté pour affronter chaque jour le système américain (I had to know when it cracks that my humbleness was holdin’ me back / All they did was put me in a mode that I black, that’s the only way a n**** know the glow where I’m at), mais tout autant de pouvoir se remettre en cause lorsqu’il fait souffrir ses proches. 

More Black Superheroes, c’est à la fois une injonction à Boogie de devenir pour son fils la figure paternelle que lui n’a jamais eu, pour éviter que Boogie Jr ne finisse par lui adresser les mêmes reproches. Mais c’est aussi un message aux prisonniers du hood que l’un des premiers barreaux qui leur faut écarter est leur propre mentalité, qui les force à paraître invulnérable en permanence, jusqu’à ce que leur armure ne se brise d’elle-même et ne révèle un être tout aussi brisé qu’elle (When you look inside the body of a broken man / That’s really me).

Dans le trailer de l’album, quand Superboog apparaît pour interrompre une tentative de meurtre, au lieu d’arrêter l’assaillant, il lui pardonne, malgré tout ce que pourrait laisser croire sa tenue menaçante et sa voix caverneuse. Ce projet parle fondamentalement de catégories et de stéréotypes, autant celui du super-héros invulnérable que du conscious rapper. Et les seules forces du mal que Superboog attaque, ce sont ces mêmes catégories et stéréotypes qui créent des barrières mentales. Le super-héros chez Boogie inspire les gens par son courage dans sa lutte contre les codes de la société qui voudrait l’empêcher d’être lui-même. Il ne porte pas un masque pour se dissimuler, mais pour signifier que derrière celui-ci se trouve une personne comme eux, qui fait face aux mêmes épreuves, et qu’il est possible à tous d’accomplir cet exploit. Il faut commencer par arrêter de se fuir, et s’assumer dans toute sa complexité.

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