Les marches deviennent aveuglantes sous les flashs des appareils photos, un tapis rouge déroulé pour faire ressortir la teinte dorée de l’escalier, des hommes vêtus d’un nœud papillon pour honorer la tradition. Cet endroit devient un symbole institutionnel : celui du festival de Cannes qui se déroule chaque année pour récompenser des sculpteurs d’édifices cinématographiques avec des statuettes dorées. Lors de l’année 2021, la réalisatrice Andrea Arnold aura fait parler d’elle avec son film Cow, l’histoire de deux vaches dans l’Angleterre rurale. Un cinéma hyper réaliste qui prend le temps d’extraire chaque détails à l’écran, chaque moment de vie et mettre en exergue les fils qui se tissent entre les âmes vagabondes. Cette thématique n’est pas nouvelle chez Arnold, au contraire elle définit toute son œuvre et cela depuis ses premiers courts-métrages à la fin des années 90. Et avant de s’intéresser aux animaux, la réalisatrice s’est penchée sur son environnement et les personnes qui le composent à travers un petit essai de 26 minutes nommé WASP. Un acronyme désignant les “white anglo saxon protestant”, en d’autre terme la classe ouvrière blanche et protestant de l’Angleterre, ceux entassés dans des bâtiments fait de briques rouges, là où les boites à lettre se remplissent de factures impayées, que les structures familiales se délient et que les sorties du week-end se font au mall.
Toute cette situation sociale est mise en exergue sous le jeu de la comédienne Natalie Press, jeune mère divorcée de quatre enfants qui n’arrive plus à vivre décemment et profiter des moments de vie. Un regard intrusif dans la vie des blue-collar qui a toujours été traité dans champ artistique anglais – il suffit de voir les travaux de Ken Loach – jusqu’à atteindre la sphère musicale. On pense à l’album London Calling des Clash qui évoque des sujets sociaux comme la guerre d’Espagne, ou bien The Streets qui incarne la classe moyenne dans ses soucis quotidiens sous un rap à l’inspiration grime. Et de ce rap découle une génération d’artistes prêts à supporter de jouer le rôle d’observateur, de commentateur postiché depuis les toits de la ville qui vient relever la température globale des quartiers périphériques de Londres.

Parmi eux, une dernière tête s’érige de la masse. Surnommé Jeshi, et né à l’est de la capitale anglaise, le rappeur embrasse de nombreuses inspirations musicales locales pour aboutir à une vision neuve propre à lui. Il faut dire que depuis ses 12 ans, Jesse Greenway de son vrai nom commence à faire des exercices d’écriture pour donner peu à peu une forme auditive à ses travaux. Finalement, il faudra attendre 2016 pour écouter son premier EP Pussy Palace puis The worlds spinning too fast. Deux premières esquisses répandent le ciment qui vont structurer la musique de Jeshi. Cela se traduit par des productions instables aux patterns industriels et des voix distordues empruntées au grime. Mais c’est en 2020 qu’il donne naissance à la forme aboutie de son art avec le projet Bad Taste. Dès le visuel de la pochette, ses lèvres sont exposées en gros plan, un apte épandre, symbole du stress qui hante les anglais, perdues entre la pollution sonore et l’insécurité du travail. La rencontre avec le producteur/chanteur Fredwave aura consolidé la musique de Feshi dans un écrin bien spécifique, toujours plus distordu. Et cette collaboration se poursuit jusqu’à ce jour, à l’heure où paraît le premier album de Jeshi.
Sous influence du néolibéralisme
A la manière du revenu de solidarité active (RSA), l’universal credit est l’aide fourni par l’Etat du Royaume-Uni pour soutenir les bas revenus en leur versant une somme d’argent chaque mois. Tout comme en France, cet appui financier donne lieu à des débats quant à la légitimité de ce programme et alimente des idées haineuses divisant la population. Jeshi utilise l’universal credit tel un symbole en nommant son album ainsi, représentation de la misère inhérente, d’un climat nourri par la peur d’autrui appuyé par une politique pro-Brexit plus que douteuse. Alors, la pochette de l’album tourne cela en dérision, un chèque géant cartonné dans les mains de notre protagoniste, des hommes en costard en train d’afficher un large sourire, symbole de la démesure portée envers ces aides sociales, vu telle un loterie gagnante au yeux du gouvernement. Ainsi, cette devanture n’évoque qu’une infime partie des enjeux sociaux du pays, toutefois résumant avec clarté leur globalité sous cette métaphore illustrée.
Et ce conflit d’intérêts entre les Tories – l’équivalent de la droite française – et les Wings – la gauche en supposant que vous aviez saisi l’idée – pose un problème intergénérationnel. Notamment dans la compréhension des enjeux d’avenir de toute une population. Jeshi, lui, devient un représentant de l’arc millénial. Le titre Generation en devient l’étendard grâce à une anaphore efficace – Generation fucked up Generation on pills Generation unloved – qui montre sans détour la vie des habitants pour ensuite se concentrer sur sa propre expérience dans les rues londoniennes scellée par des addictions aux benzodiazépines car rongée par l’anxiété. Le visuel venu illustrer la bande son utilise la vue aérienne depuis les toits des HLM rouge pâle, un groupe d’enfants qui errent dans les allées en affichant des comportements déviants. Puis c’est également dans le quotidien que Jeshi puise son inspiration, venu résonner dans chaque petit objet qui encombre son environnement. La cigarette qui se coince entre son index et son majeur à chaque heure qui passe, le café qui coule dans sa gorge dès le soleil levant, le train aux rails criardes qui l’emmène d’un point A à un point B sont tant d’éléments qui jalonnent son parcours routinier dans la métropole. Le monologue d’une femme sans patronyme venu conclure le titre Coffee en est une belle démonstration remplie d’ironie par un message à l’allure d’argument publicitaire, « I like to describe our business and its progress in relation to the ever-complicated coffee machine that we have because coffee is really important/I think of it as a relationship between being relaxed and being excited as, as a saying that you feel when you get to work, just gives you that buzz/You feel movement.”.
Ainsi, jeshi manifeste un certain amour pour les murs qui l’ont vu grandir tout en étant conscient des limites sociodémographiques. Mais encore faut-il comprendre les enjeux socio-urbanistiques de Londres et corréler le tout avec les propos de l’artiste. Notamment au tournant des années 1980 avec l’arrivée de Margaret Thatcher au poste de premier ministre devenue emblème d’une politique néolibérale en Europe. Ce sont des mesures drastiques qui dictent les plus de dix ans d’assiègement de la “dame de fer”. Après des années de keynésianisme avec un contrôle de l’État sur les coûts budgétaires, les logements sociaux, l’inflation ou encore la courbe du chômage, Thatcher souhaite s’engager d’une politique à la fois conservatrice et néolibérale qui donne la mainmise aux banques et investisseurs indépendants.On peut citer plusieurs mesures ayant permis d’implanter une telle dynamique au sein de la capitale et du pays en général. Les logements sont les premiers touchés avec le Planning and Land Act en 1980 enlevant des acteurs de l’urbanisme dans les municipalités pour refourguer la tâche à des Urban Development Corporations, groupe privés et donc détachés de la gouvernance. Plus encore, lors de cette même année, le Right to Buy est instauré par la première ministre consistant à la revente de 2 500 millions de logements sociaux à des investisseurs privés. Les conséquences s’adressent directement aux laissés-pour-compte tout juste bons à craquer sous les loyers en hausse. S’ajoute à cela l’idée alléchante de la baisse fiscale pour la populace mais qui, sur le long terme, impacte à la baisse les aides sociales pour encore une fois démunir les classes les plus pauvres. Ainsi, on pousse le consommateur moyen à s’épanouir en étant son propre entrepreneur dans un marché à la concurrence outrancière. Une bête jeté dans la jungle en somme. Si certains parviennent à créer un capital, nombreux d’entre eux s’en brûlent les doigts, tout particulièrement les plus précaires. Ce cocktail explosif touche directement Jeshi dans son état mental, dépendant aux mesures du London Council Housing.
Comme attrapé à la gorge par la culpabilité, Jeshi doute de chacun de ses choix. “Think I’m getting sick of late nights/Sick of tryna sleep close the blinds from the light/Sick of seeing colors every time I close my eyes/Sick of things going wrong and never going right” s’entête-t-il à penser dans le titre d’ouverture Sick. Cette maladie qui le frappe est un sortilège lancé par chaque paramètres hétérogènes qui composent la métropole, et de son attitude létale, il en paye le prix cher. A tel point qu’il se laisse mourir aussi bien intellectuellement parlant que sur le plan motrice dans Killing me slowly; “Head blow like balloons/Why don’t you let me down slowly?”. Ces empilements de pensées parasitaires, il les développe la nuit, un terrain de jeu idéal qu’il a su apprivoiser. Parce qu’il est sujet à des insomnies, le terme se voit dispersé tout au long du disque aux côtés de réflexions troglodytes. Seul le bleu de la nuit lui paraît familier, souvent en oxymore avec les lumières des lampadaires qui se reflètent sur l’asphalte glacé des quartiers périphériques.
Tant de pensées moroses qui se condensent dans les écrits de Jeshi mais dont il réussit à dessiner une carte topologique de son environnement urbain. Il retrace les lieux, les espaces et se confronte aux acteurs de la ville qui rythment ses journées. Et le constat qui se révèle à la fin du disque se veut quelque peu fataliste. L’idée du titre de conclusion National Lottery, qui représente cet eldorado sur papier cartonné qui offrirait l’opulence à celui qui en gratte les vignettes, devient métaphore d’une vie guidée par les mains des dirigeants laissant les habitant au proie d’un hasard quotidien où tout peut basculer à chaque minute qui s’écoule. Un tel album met en exergue tous ces paramètres pour nous permettre d’y voir plus clair quand à la situation post-Brexit de l’Angleterre.