070 SHAKE, LA CONFESSION LIBRE DES SENTIMENTS

« Dans notre existence, comme sur la palette du peintre, il n’y a qu’une seule couleur qui soit capable de traduire la signification de la vie et de l’art. C’est la couleur de l’amour. » sont les mots de Marc Chagall afin de décrire la puissance de l’amour, une source de créativité infinie. You can’t kill me nous prouve la coexistence indissociable entre sentiment de vie et sentiments amoureux. La présence de l’amour nous rend autant vivants, qu’immortels pour 070 Shake. Les couleurs qu’elle utilise afin de peindre ces émotions et sensations, sont parfaitement illustrées par la cover de l’album, une peinture de l’artiste Nicolas Samorai. Ces émotions et sensations aux couleurs chaudes beiges et grises, sont placées au centre du projet et explorées dans toute leur profondeur et leurs contradictions.

070 Shake, née Danielle Balbuena, appartient au collectif « 070 » composé d’artistes du New Jersey aux États-Unis, aux côtés desquels elle a grandi. Elle signe en 2016 avec le label G.O.O.D Music et c’est son apparition en 2018 sur l’album Ye de Kanye West (Ghost town/Violent crimes) qui popularise son art. La signature avec le label de Kanye West a été un tremplin majeur de sa carrière car c’est ce qui lui a permis de travailler avec le grand Mike Dean et le musicien Dave Hamelin. 070 Shake est créditée comme coproductrice aux côtés de ce dernier et nous présente un projet cohérent dans lequel l’auditeur est transporté dans un univers musical tout autant futuriste qu’hypnotique. Mike Dean ayant dirigé le mixage et le mastering, les productions de chaque morceau, aux vibrations uniques, se succèdent dans une fluidité éminente, chose également permise par le peu de structure textuelle.

Une précision est importante à amener, celle de la définition de l’Autre, un terme qui reviendra souvent au fil de la lecture. Ce terme philosophique désigne un individu indéterminé, c’est-à-dire dont l’identité nous est inconnue. L’Autre c’est un moyen de parler à la fois de la personne avec qui 070 Shake a une relation dans cet album, fictive ou non d’ailleurs, sa mère ou parfois tous les humains de notre espèce. Cette clarification ajoutée, laissons place à la lecture.

Web est le point de départ de You can’t kill me, un des morceaux les mieux mixé du projet. La superposition de voix différentes que la chanteuse prend permet d’en montrer la diversité de tonalités ainsi que son talent d’harmonisation. Shake nous introduit à une relation défaillante en raison d’un manque d’épanouissement. Il n’est pas anodin que l’album débute sur la description une relation déchue car ce sont exactement ces sentiments de déception, de frustration et de tristesse, qui y seront développés.

Sur Invited, 070 Shake remet en question ses capacités en tant que partenaire et décrit sa propre défaillance, « I think I been the problem » nous dit-elle. Le morceau est joyeux, doux, lorsqu’elle décrit l’invitation à cette relation et les premiers moments passés ensemble. Cependant, sa voix d’avantage modifiée et déshumanisée, nous annonce la chute de celle-ci. Des sonorités organiques, telles que le violon, le piano et les percussions accompagnant le refrain, créent une dimension musicale à la fois magistrale et nostalgique. Elles amènent une nuance, et créent un bon équilibre auquel Shake nous a habitué, entre musique synthpop, électro, et utilisation d’instruments plus traditionnels.

La difficulté à se détacher d’une personne aimée est le sentiment central de History. Shake chante ici des paroles connotées d’une certaine cruauté avec une facilité et un détachement effarants : « So, are you gonna cry? Yeah, cry? If so I won’t stick around and watch you». Le beatswitch vient marquer ces propos et laisse place à un autre thème, celui de l’essence de notre existence en tant qu’individus collectifs de la même espèce: « The star dust in me, In my DNA, That makes me a star, That means we all are, And when we unite, We become the sun, The world becomes one ».

Ce va-et-vient d’un thème à un autre, sans rapport évident, crée un sentiment de confusion qui ne parait pas intentionnel. Néanmoins, grâce à ce paragraphe, le titre de l’album prend tout son sens. Si elle conçoit la vie comme quelque chose de plus vaste et important qu’une existence uniquement physique dénuée de spiritualité, elle ne peut pas mourir, de façon littérale. La mort est possible, mais elle n’est pas vécue comme une fatalité, et sa présence, par sa musique, ne peut disparaître. Shake explique également que ce titre, initialement You can’t kill me because I don’t exist selon les rumeurs, est inspiré de son rapport aux réseaux sociaux et la célébrité. En effet, une personne peu présente sur ces plateformes , donc n’existant pas en ligne, ne peut être la source de controverses ou rumeurs virtuelles.

Skin and bones est un ode à la vision de l’amour que Shake conçoit dans ses deux albums. Celle d’une fusion avec l’Autre, d’une relation amoureuse qui permettrait d’accéder à un univers s’éloignant de notre réalité matérielle, c’est-à-dire le monde composant tout ce que l’on peut voir par nos yeux et toucher de nos mains. L’amour serait ici valorisé car cette personne aurait une perception de 070 Shake dépassant son simple corps, la verrait pour ce qu’elle est intérieurement. Ce sentiment d’amour est tellement familier qu’il aurait une préexistence ancestrale. Sa voix d’une légèreté et d’une sincérité marquante, nous fait accéder à une dimension musicale dans laquelle le synthé est tellement puissant qu’il devient orchestral et les sonorités électroniques et futuristes atteignent leur apogée. Les changements constants de beats et de mélodies au sein d’un même morceau semblent être un refus de se limiter, une volonté d’être constamment être en mouvement.

Cette vision est partagée dans le morceau Medicine, dont on doit le synthé plus sombre, presque agressif, à Mike Dean. Une voix rauque et désabusée, aux tonalités graves, chante une relation qui serait vue comme un remède aux maux de son existence. Shake n’existerait que par et à travers l’Autre. Ce lien démontre à nouveau la coexistence indissociable entre se sentir vivant, les sentiments d’amour sous toutes leurs formes les plus diverses, et l’art qui en est créé par la suite.

Dans Blue velvet, c’est une voix se lamentant qui chante un amour fugitif, le type d’amour qui file entre les doigts. Blue velvet c’est la difficulté à se souvenir d’un moment dans tous ses détails les plus précis mais également la sensation qu’un souvenir, parmi tous, est pleinement ancré dans notre mémoire, ici la robe en velours bleu de l’amant.e de Shake. C’est à la fois le doux toucher d’une personne que l’on aime et la douleur qui vient à l’idée de la perte de celle-ci. Le contraste entre le tempo régulier du morceau marqué par les percussions et les couplets/ponts plus agités vient accentuer la lenteur, le lancinement du refrain. Ce sentiment est également poussé par la guitare acoustique de Dave Hamelin et la trompette des dernières secondes, provoquant chez l’auditeur une certaine tristesse. C’est lorsque 070 Shake réussit à bien doser l’auto tune qu’elle dévoile ses facettes les plus vulnérables et vient profondément toucher l’auditeur.

La manière dont Shake voit l’amour est diverse, libre, car dans Body c’est une attirance physique qui est chantée dans une atmosphère musicale sensuelle, lugubre et intrigante. Ce morceau en featuring avec la star de la pop française Christine and the Queens, chose surprenante, révèle une alchimie très agréable à l’écoute puisque leurs voix forment un bel équilibre. Celle de Christine and the Queens étant plus aiguë et douce vient contraster celle de Shake aux sonorités plus nonchalantes. La dernière phrase « I wanted your body, but it came with your soul » nous révèle que finalement, aucune attirance n’est purement physique chez l’artiste. Le ressenti d’un désir charnel envers une personne serait intrinsèquement lié à tout qui la compose: son âme, son énergie,…

Cocoon serait une réponse poétique, par les métaphores de la fleur et du cocon, à un.e partenaire qu’elle a aimé.e et quitté.e afin de grandir, de pouvoir être épanouie : « Why you didn’t grow now I don’t know, It’s making me so emotional ». Il y a comme une euphorie musicale caractérisée par ce synthé presque nerveux et fiévreux, et la basse des dernières secondes. Cocoon a tout à fait le potentiel de devenir un des gros « hit » de cet album de par le refrain frénétique, et les paroles auxquelles de multiples personnes pourraient s’identifier.

070 Shake se montre dans toute sa sensibilité dans Wine and spirits et nous dévoile un morceau d’elle par une forte vulnérabilité. Sa voix, moins modifiée et presque crystal clear, associée à une magnifique guitare acoustique, nous chante sa conception de l’existence humaine dans un ensemble musical tout autant chaleureux que mélancolique. La vie en équilibre, l’amour sous forme de « ying et yang », c’est-à-dire de complétude et de codépendance, ainsi que la guerre sont trois éléments intrinsèquement liés chez l’artiste. Modus Vivendi posait déjà les bases de cette conception de la vie, le nom de l’album signifiant notamment « un accord plusieurs partis » en latin. Des paroles poétiques marquées par un regret pesant sont chantées avec une certaine douleur : « I wish you saw me in color, I’m sorry you got the worst of me ». A nouveau, Shake vient nous toucher vivement par cette voix chargée d’intensité et d’émotions brutes.

Un sentiment de gradation est construit dans Come back home dans lequel Shake se confie sur sa propre défaillance, ses propres « péchés ». Cette forme d’excuse envers sa mère, ajoute comme une pièce en plus au puzzle qu’est 070 Shake. Elle est, intentionnellement, insaisissable autant musicalement qu’humainement. Ce titre nous transporte loin grâce aux multiples layers de la production et nous offre, à nouveau, un voyage musical entre différentes productions. Le refrain très entraînant au beat régulier, crée un sentiment d’extase, d’hystérie. Il est cependant légèrement regrettable que la voix de l’artiste, qui ne chante pas mais marmonne dans le dernier couplet, se noie sous le synthé presque strident et la modification de sa voix, moins réussie que sur d’autres titres.

070 Shake semble réellement sûre d’elle dans Vibrations car elle porte une confiance totale en son ressenti presque instinctif, des « vibrations » composant notre monde. Cette forme d’instinct et de sensibilité lui permet réaliser à quel point l’Autre est déficient dans la relation ainsi que d’être consciente de son propre pouvoir sur autrui. L’intro instrumentale, plutôt longue, représente bien le concept assez large et vague de ce que sont les vibrations nous entourant. Tout est vibration, la musique que nous écoutons, la voix de quelqu’un, les couleurs que nous voyons voir tous les sons de notre quotidien en soit. Vibrations suit l’idée que 070 Shake est une artiste qui place « le ressenti » de la musique au centre de son processus artistique. Son but est d’impacter l’auditeur, de lui faire vivre ce qu’elle a pu ressentir lors de moments précis, un exercice réussi.

You can’t kill me s’achève sur Se Fue La Luz, ou «Et la lumière fut» en français. 070 Shake, qui chante pour la première fois en espagnol, annonce la fin de la relation l’ayant tourmentée, par des paroles ponctuées de regrets. Le saxophone de l’outro donne tout un aspect dramatique à cette relation qui tout comme la lumière (une belle métaphore) vient s’éteindre. La boucle est bouclée puisque Web était le constat d’une relation qui se délite, et Se Fue La Luz y met un terme. C’est l’acceptation finale de ce tumulte, des défauts d’autrui ainsi que les siens, en s’éloignant des sentiments de culpabilité exprimés auparavant.

Finalement, You Can’t Kill Me nous offre une réelle expérience, qu’elle soit musicale, émotionnelle, voir même cinématographique grâce aux visuels l’accompagnant. Ce projet qui bénéficierait peut être de plus de précision lyriquement est cependant la suite logique et parfaite de Modus vivendi. 070 Shake est une artiste qui se veut libre que ce soit musicalement, en dépassant les limites de tout genre musical unique, ou en révélant sa personne sous de multiples angles, sans pour autant se contredire. Son style unique et éclectique, entre électro-pop, synthpop et hip-hop alternatif, ainsi que sa voix, sa sensibilité et la qualité de ses productions font d’elle une artiste déjà bien installée dans ces scènes musicales, qui continuera de nous surprendre et nous faire voyager dans son univers si particulier.

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