Le rap était censé être un genre musical jeune. Tout le monde en était persuadé à l’époque. Néanmoins, plus le temps passe et plus l’argument perd de son bienfondé ; il n’a presque plus aucune réalité tangible en 2022. Ce que l’on peut en dire, c’est que de manière schématique, ce sont les jeunes qui vont participer à l’innovation pure et dure, tandis que la vieille garde va plutôt se concentrer sur ses forces et tâcher de rester d’attaque dans ce qu’elle fait de mieux. Alors quels ont été les facteurs majeurs de ce rebasculement, ce changement de paradigme au juste? On peut cibler l’avènement de Roc Marciano, ayant secoué les fondations du rap new-yorkais avec Marcberg en 2010, un littéral game changer qui a ouvert la voie à un style de rap tout d’abord caractérisé par sa crasse autant textuelle que musicale, faisant passer les drums au second plan au profit d’un sample précisément découpé, omniprésent et entêtant, une atmosphère lo-fi. Grâce à lui, Griselda a pu voir le jour et fleurir en un des collectifs de rap les plus importants et signifiants de la décennie 2010. On peut également citer le collectif sLums de MIKE et consorts parmi ceux qui s’en sont inspiré, ainsi qu’Earl ou encore Mach-Hommy et ThaGodFahim. Hormis sLums et Earl, ces grands gaillards ayant souvent dépassé la trentaine tiennent tout à fait la comparaison en termes de technique, voire surpassent largement leurs collègues moins âgés, preuve s’il en fallait qu’il n’est pas censé y avoir d’âge de péremption des capacités au micro. La faute est à incomber à la fois au public, souvent assez jeuniste, du rap, mais aussi aux rappeurs eux-mêmes, dont bon nombre de monstres sacrés ont proclamé haut et fort que passé 40 ans, il fallait raccrocher les gants. Il est toujours risqué d’essentialiser tout et n’importe quoi, de céder à cette volonté de circonscrire des disciplines, des concepts, des groupes, à des définitions arbitraires qui finissent souvent par s’avérer trop limitatives et abusives. Certains ont tenté de prendre leur retraite, comme JAY-Z. Ça n’a pas duré bien longtemps. Au jour d’aujourd’hui, il s’avère que les vétérans, les quadragénaires, font partie de l’élite, plus que jamais auparavant. De JAY-Z à Nas en passant par Freddie Gibbs, Curren$y, Lil Wayne, Lupe Fiasco et Black Thought, ils sont toujours animés d’un feu inextinguible, comme s’ils avaient encore des preuves à faire. Mais peut-être que justement, le rap n’est qu’une affaire d’ego, de démonstration. Je peux encore le faire, et je peux le faire encore mieux que vous. Ce n’est pas l’illustre Sean Price qui dirait le contraire, qu’il repose en paix. C’était un cap crucial à passer, et contre les attentes de JAY lui-même, qui avait présomptueusement déclaré en 2004 « rap is a young man’s game, and i thought about that since i was young, there is an end to it », et a réitéré en 2017, il a été vécu avec brio par la communauté. Voilà un vieux démon d’exorcisé, aux suivants.
D’ailleurs, soit dit en passant, les rappeurs ne sont pas les seuls à, tout compte fait, très bien vivre leur maturité: leurs comparses producteurs sont loin d’être en reste: ce bon vieil Alchemist est peut-être bien le meilleur producteur en vie actuellement, son acolyte DJ Muggs tient également plus qu’honorablement la baraque. Havoc a récemment sorti de très bonnes prestations sur son album commun avec Styles P. Quant à Madlib, n’en parlons même pas, on sait déjà à quel point il reste brillant et créatif. El-P et DJ Quik, dans leurs domaines respectifs, parviennent à évoluer tout en restant fidèles à leurs racines. À partir d’un certain moment, l’adage proclamé par le 1er album d’Aaliyah est effectivement vrai. Ce qui est en revanche plus étrange, c’est l’essoufflement évident d’un large pan de la vague de producteurs devenus stars au tournant de la décennie 2010: Metro Boomin, DJ Mustard, Mike Will Made It en tête de gondole. Très peu d’apparitions récentes, encore moins de performances particulièrement notables, mais beaucoup de posts Instagram et de hashtags #workethic. Heureusement, l’indéboulonnable Southside compense en leur absence, prolifique monstre de talent qu’il est.
À l’aube de chaque sortie du cocaine concierge, Pusha T, revient un poncif toujours plus lassant, selon lequel il ne serait capable de ne rapper qu’à propos de poudre blanche. Fort heureusement, il semble enfin compter plus de défenseurs que de détracteurs, grâce à l’indéniable instant classic que fut Daytona. Peut-être qu’il n’est bon qu’à ça, et alors? La cocaïne est une substance hautement addictive, on en redemande toujours plus. « Bring the 707 out » disait Abel, que nous puissions nous repaître goulûment de cette Caïn. Mais là aussi revient le danger d’essentialiser les artistes. Quiconque tend son esgourde sait bien que Push a une palette de sujets bien plus large qu’il n’y paraît. De par ses 25 ans de carrière, et grâce au fait qu’il ait fréquenté toutes les sphères de l’industrie, il est particulièrement acerbe à propos des postures honteuses et incohérentes des autres rappeurs, n’hésitant pas à épingler – comme bien plus devraient le faire, l’infâme omerta tacite installée dans ce milieu comme d’autres est abjecte – (trop souvent de manière subliminale uniquement) les dernières incongruités comportementales qu’il a remarqué, à l’image de son morceau Exodus 23:1. Oui, les rappeurs et leur entourage devraient bien plus souvent faire l’objet de scrutinisme de la part de leurs « collègues », tout simplement parce que certains faits ne devraient sous aucun prétexte rester secrets, tant ils sont scandaleux. Mais c’est un autre sujet, à propos duquel il y a encore un long et tortueux chemin à parcourir, quand on se prend à tenter d’estimer toutes les exactions, par exemple à caractère misogynes et sexuelles, que cette charmante industrie tente à tout prix de couvrir. Voilà un point sur lequel la France n’est pas en retard sur les États-Unis, pour une fois. Toujours est-il qu’entendre un Pousseur Terrence la voix gorgée de poison acide et corrosif se moquer d’olibrius complètement abrutis par leur fortune est un plaisir pour les oreilles. Hormis cela, il apparaît avoir un don pour exalter un hypermatérialisme découlant de l’opulence outrancière qui vient avec la vie de superstar du rap, comme lorsqu’il mentionne des canapés Versace dans son illustre couplet sur Runaway, ou indique aimer laisser l’étiquette du prix sur la dernière caisse de sport qu’il a acheté sur Numbers on the Board. C’est extrêmement bête et méchant, mais c’est diablement bien exécuté: de la vraie ignorance sophistiquée. Il n’en faut souvent pas plus pour plaire à un auditeur de rap. Un journaliste de Variety s’est tout récemment vu écartelé sur la place publique suite à sa review pour ainsi dire mal placée de l’album. Il y déplorait la sempiternelle fixette de Push a Ton sur la drogue, y opposant qu’étant récemment devenu père de famille, il aurait pu, à l’image du Hov de 4:44, développer de nouvelles thématiques. Voici un énième cas de projection qui tourne mal. Comment reprocher à un artiste qui a fait de ce thème précis le pilier lexical de ses textes depuis 20 ans le fait de remettre encore une fois le couvert? Il ne s’agit pas tant de ce dont il parle, mais de comment il le fait. Ou alors, gardez la même énergie pour absolument tous les musiciens que vous écoutez: oh, encore une chanson d’amour de la part d’Adele! mais attendez, pourquoi ne nous parle-t-elle pas plutôt du réchauffement climatique? Fuckouttahere.
The last cocaine superhero. Il en faut de ceux-là aussi, dans cette société décadente. « Who else got the luxury to drop when he wants cuz nobody can fuck with me? ». Hyperbolique, surtout lorsqu’on sait que deux semaines après lui, un petit gars de Compton sortira son 1er album en 5 ans, mais il y a du vrai. Personne ou presque en effet ne peut le toucher dans son domaine de prédilection. Alors pourquoi dédaigner un maître dans son art, surtout lorsque les berceuses pour dope boys et les symphonies pour patrons de cartels qu’il orchestre sont toujours d’un goût sans pareil? Car c’est aussi ce qui contribue à la qualité de sa musique: une esthétique souvent exigeante, du style au sens le plus pur et dur du terme. Depuis leurs heures de gloire en tant que Clipse, les frères Thornton se sont toujours distingués par leur charisme inoxydable, de la trempe de celui qu’on ne peut avoir qu’en s’enfilant une dose millimétrée du poison qu’ils vendent. Dois-je vous rappeler l’entrée du cadet sur Grindin? « From ghetto to ghetto, to backyard to yard, I sell it whipped, un-whipped, it’s soft or hard / I’m the neighborhood pusha, call me subwoofer, cuz I pump base like that, Jack ». Une élégance impertinente qui n’est pas sans rappeler un certain Cameron Giles.
Il n’a d’ailleurs pas laissé la lumière divine – artificielle et surtout factice à bien des égards – de son patron, Kanye West, corrompre sa noirceur innée et son obsession maladive avec la drogue dure. Il y a tout autant besoin d’exalter la lune que le soleil, qu’on se le tienne pour dit. Il semble même être parvenu à ne retirer que la quintessence artistique de son appartenance à GOOD Music, puisqu’il bénéficie encore et toujours des meilleurs producteurs de l’industrie, de moyens pour ainsi dire illimités, et d’une liberté artistique totale, dernier point lui permettant de réaliser ses lubies les plus malsaines. Ainsi, en 2018, grâce à Kanye, il a pu se procurer une photo de la salle de bain ravagée par l’addiction de Whitney Houston pour la couverture de Daytona. 4 ans plus tard, en 2022, pour un des premiers visuels promotionnels pour ce nouvel album, une photo de Lana Del Rey sur la figure de laquelle trône un joli monticule d’écaille de poisson (rien de moins que ça serait incohérent avec la musique de Pusha). Évidemment qu’il faut une forte shock value, il s’agit de coke rap. On ne compte plus le nombre de rappeurs underground ayant fait figurer la diabolique manne d’albâtre sur leurs couvertures, de Rome Streetz à Ty Farris en passant par Gunplay et Griselda. « Leave your conscience at the door », avait préconisé Pusha sur l’intro de Darkest Before Dawn. Personne n’a envie d’entendre leurs petits rappeurs d’église ici, on préfère écouter ceux qui n’y ont pas mis les pieds depuis bien trop longtemps, ceux qui feraient s’évanouir le prêtre dans le confessional, raisons pour lesquelles ils se retrouvent plutôt à enregistrer dans cette sombre cabine.
Après moult fanfare de teasing de la part de plusieurs têtes majeures de l’industrie, telles qu’Elliott Wilson, Carl Chery ou encore Andrew Barber, le 1er single de ce nouvel album se révèle être Diet Coke. Morceau dans la complète continuité de l’esprit de DAYTONA, il a cette particularité que le beat est majeur: âgé de pas moins de 18 ans. 88-Keys, le producteur du morceau l’avait en effet crée pour une de ses premières beat-tapes, intitulée coïncidemment The Makings of Crack Cocaine. D’inspiration clairement Dilla-esque, il s’est visiblement avéré imperméable au passage du temps. Le morceau s’ouvre avec un sample vocal de Fat Joe Joey Crack, qui va ensuite se répéter dans le background pour le reste du morceau, un caquètement hypnotique. La verve infinie de Push lui a encore fait dénicher de belles références au sucre à renifloir, notamment le couple de lignes « the number on this jersey is the coke price / you ordered Diet Coke, that’s a joke right? », succinct résumé de son écriture, ici rehaussée par un petit trait d’humour machiavélique délivré avec des yeux exorbités. Malgré cela, difficile de ne pas remarquer quelques malheureuses incohérences. « My workers compensated so they don’t strike » pour dire plus loin « Far as I’m concerned, who’s the best? Me and Ye-zos », enchaînement qui résonne aujourd’hui comme divinatoire, étant donné la récente victoire que les employés d’Amazon ont remporté sur la firme, parvenant à finalement fonder un syndicat en son sein. Et puis on en a vraiment marre que les rappeurs idolâtrent les milliardaires. Lors du second couplet, Push se permet de reprendre le flow de Biggie pour un plaisir jamais dédaigné malgré la prédictibilité de la chose. D’autant qu’en l’occurrence, à la 4ème ligne, il fait référence au morceau Young G’s, morceau issu de l’album de 1997 No Way Out de Puff Daddy & The Family, qui contient son couplet préféré de l’histoire, signé évidemment Biggie. Un morceau sans réelle surprise pour le meilleur comme pour le moins bon, dans la mesure où il reste assez convenu, mais qui a le mérite de dégager le terrain comme il se doit. Qui plus est, heureuse surprise que de constater que Kanye, s’il se trouve dans le clip, n’a pas eu l’outrecuidance de poser sa voix sur le morceau.
It’s Almost Dry. Certaines choses sont meilleures humides, d’autres ne se révèlent véritablement qu’une fois sèches. Que ce soit la peinture ou la drogue, ce processus prend du temps, pour avoir le privilège d’apprécier l’objet à sa juste valeur. Il aura fallu 4 ans pour que Terrence Thornton daigne présenter sa toile au public. C’est d’ailleurs quelque chose dont il se targue, le fait de prendre son temps, il le répète constamment à qui veut l’entendre. Par ailleurs, c’est chose amusante qu’il partage la même obsession que Westside Gunn et toute la nébuleuse l’entourant pour le rap en tant qu’art de haute volée, entre autres points communs. L’artwork signé Sterling Ruby rejoint complètement la vista du rappeur. On s’en doute, bien des fans lui auraient préféré la photo de Lana del Rey, qui était dans la pure continuité de celle de Daytona, seulement quel intérêt y aurait-il eu à choisir comme couverture un visuel que le tout un chacun peut reproduire dans une soirée de perdition? Allons, un peu d’ambition que diable.
Plusieurs choses sautent aux tympans d’entrée de jeu. Premièrement, Pousse une Tonne a vraiment adoré le Joker de Todd Phillips. Deuxièmement, Skateboard P adore ce snare et ces hats. On se doutait bien que la démarquation entre les partitions de Pharrell et Kanye allait être évidente, ce qu’on avait moins facilement anticipé est le flagrant manque d’inspiration du premier. C’est du moins ce qu’il y paraît. Car on peut schématiquement résumer la chose suivante: Kanye a fait du Daytona et Pharrell du Clipse circa Hell Hath no Fury light. Seulement, l’un n’a pas eu à aller chercher trop loin en arrière, tandis que l’autre a dû invoquer les reliquats créatifs d’une époque désormais révolue. Et si on pouvait aussi s’attendre à ce que Push développe deux registres différents par rapport aux deux producteurs, il apparaît aussi clair qu’il s’est senti obligé de lui aussi aller chercher son mojo de l’époque Clipse, notamment cette nonchalance de dope boy extraordinaire – celle qui lui a fait s’autoproclamer le « young black Socrates » – avec plus ou moins d’effet. Si l’on regrette effectivement leurs redondances, lorsqu’elles atteignent leur cible, les productions de Pharrell sont à nul autre pareil. On pense forcément à Open Air qui réunit tout ce qu’on était en droit d’attendre de leur réunion, à savoir une ambiance oppressante, où la voix vigoureuse de Push se fraie un chemin à travers les vapeurs de dope s’élevant en épaisses circonvolutions de la même gazinière que sur la couverture du deuxième album de Clipse, le tout élevé par quelques touches de grâce dénotant l’opposition entre la terre concupiscente et les cieux miséricordieux.
Ma première impression fut que c’était la participation de Pharrell qui faisait tanker l’album. Elle s’est nuancée a posteriori puisqu’il est responsable de grands moments aussi, simplement, ses fautes à lui détonnent plus. La présence de Scrape It Off et Rock N Roll, tout du moins leur forme finale, sont deux grosses tâches sur une tracklist autrement très consistante. Ceci dit, la responsabilité pour la seconde est partagée entre West et Pharrell, certes. Sur chacun des deux morceaux figurent des têtes qui, hormis le fait de ne rien avoir à faire sur un album de Pusha T, ne s’y intègrent simplement pas du tout: Don Toliver et Kid Cudi. L’un des deux est juste un peu plus tolérable que l’autre, et j’estime ne pas avoir à préciser lequel. Enfin si, puisqu’il faut le réitérer, nous vous en conjurons, messieurs les rappeurs, cessez de faire appel à Cudi pour vos refrains, ou pire, pour carrément lui offrir un slot pour maugréer un ersatz de couplet décharné. Le couplet de Kanye sur Rock N Roll est 10 fois plus audible – pour être honnête, il est même très agréablement autotuné et cadencé – que le pénible rase-motte du vieux Scott.
A propos des interventions des guests, une autre déception restera le couplet de JAY-Z, qui après un teasing dont les babines des fans se trouvèrent copieusement irriguées de cataractes de bave, a échoué à atteindre les attentes. Alors oui, textuellement, on y trouve maintes références intéressantes à son historique avec Faizon et Biggie, et au groupe The Commission, avorté dans la matrice, mais on est bien loin d’un Drug Dealers Anonymous. Si le mastodonte de production fourni par Pharrell faisait figure de terreau idéal en tant que tel, il ne convient pas du tout à un rappeur comme Hov. De plus, on en vient à se demander ce qu’il a pu voir dans la performance de Pusha qui l’a prompté à accepter de se joindre à lui (oui car d’après Push, il faut que sa majesté soit convaincu par le morceau pour consentir à s’emparer du micro). Un moment assez frustrant qui écorne un peu le tableau.
Deux des principaux facteurs ayant fait de Pusha un rappeur exceptionnel, c’est son delivery et son énonciation. Son domaine, c’est la chirurgie narcotique. Il pratique de précises vivisections sur ses briques de coke, à l’aide d’une panoplie de scalpels de tailles variées. De là, il peut alors se livrer à son aleuromancie avec toute la liberté qui lui est due pour se faire. Et avec quelle acrimonie le fait-il! Que ce soient les mots qu’il est parfois à la limite de cracher, les consonnes qu’il fait crisser ou retentir de manière glaçante, ou les quelques « yuck » desquels il ponctue souvent ses couplets, tout a une convergence maligne, léthale même. Si les regards peuvent tuer, alors les mots le peuvent également. L’impression que chaque syllabe compte, qu’aucune vibration de ses cordes vocales n’est superflue, confine presque à la mathématique, sans pour autant que ça semble scolaire, loin s’en faut. En résumé, il est l’épouvantail dans le champ de coca, l’éminence grise de la poudre blanche, le saint-patron des parois nasales détruites et des pipes à crack encrassées. Ce qu’il faut donc ancrer comme indéniable, et comme nouvel accomplissement de Pusha, c’est la, ou plutôt les manières qu’il a sur ce nouvel album de jouer avec sa voix. On sent clairement qu’il est parvenu à prendre du plaisir à expérimenter avec différents tons et deliveries, quelques nouveaux flows, et même, sur Dreamin of the Past, à carrément l’élever au point de chantonner l’espace de deux ou trois mesures. Inattendu, donc forcément jubilatoire. Ce satané Kanye West sert ici un pur caviar, s’octroyant le luxe de sampler la cover de Jealous Guy de John Lennon par Donny Hathaway (meilleur que l’original, soit dit en passant) comme lui seul sait le faire. Pusha, inspiré par le triomphe nostalgique dont est empreint le beat, l’aborde littéralement plus enjoué que jamais, créant l’un des refrains les plus marquants du disque. Sur une rythmique imparable, il se joue du destin d’Icare, s’approchant sans cesse du soleil, jusqu’à devenir lui-même solaire: « Award shows the only way you could rob me » ; « Didn’t have to reinvent the wheel, just a better design » ; « Huff and puff in the club, so I gotta be Shyne! » scande-t-il, inarrêtable dans son ascension. Enfin, elle est clairement stoppée par un demi-couplet intolérable de Kanye, qui plombe – seulement temporairement – l’élan du morceau.
Cette voix qui est clairement la plus-value artistique de l’album, brille par son lunatisme. Tantôt Pusha est désinvolte, à l’image de l’excellent Call My Bluff, où il rappelle, une fois n’est pas coutume, Ma$e, tantôt il se transforme en prédateur pernicieux, comme sur Just So You Remember, où il donne l’impression de rapper avec les dents aussi serrées que ses clients, contenant à peine son aggressivité. Ce morceau, d’ailleurs, fait écho à Infrared dans sa construction, et fait figure de temps de mort fort apprécié au milieu de l’album. Il évoque les grandes figures du drumless, Roc Marciano et Ka, une énième preuve s’il en faut que Push, malgré tout ce qu’il peut dire, prend constamment le pouls des différentes esthétiques peuplant le rap de rue. Par ailleurs, comme sur à peu près tous les morceaux, on retrouve quelques punchlines cocaïno-mégalo: « The book of Blow, just know i’m the Genesis » qu’on ne peut décemment pas dédaigner. Le Pusha vindicatif brille donc à multiples reprises ici, ajoutant un poids supplémentaire à sa présence. Lorsqu’il se proclame « Cocaine’s Dr. Seuss » sur le pandémonium qu’est Let the Smokers Shine the Coupe, difficile de réprimer un rictus carnassier. Un morceau diabolique, tout en laconisme quasi spartiate, qui contraste avec le reste de l’album, bien plus verbeux de manière générale. Le glaive sort uniquement de la formation pour percer puis se rétracte. Par conséquent, à ce niveau, l’album est une réussite. Pusha a indiqué avoir eu comme objectif de rendre la musique aussi démoniaque que l’aura du Joker, et outre les samples vocaux de son rire, éparpillés tout au long du disque, force est d’admettre qu’il y est remarquablement tenu.
Un Joker qui serait dans un univers parallèle doublé d’un seigneur de la drogue avec encore quelques orteils dedans du moins, qui n’aurait pour autant rien perdu en pugnacité. Ce sont ces sautes d’humeur d’un morceau à l’autre qui sont le plus édifiantes, le passé rentrant constamment en collision avec le présent. Il se souvient beaucoup, même plus que d’accoutumée, à commencer par le morceau d’introduction, Brambleton. C’est le nom d’une rue de Norfolk, Virginia, où la mère de Terrence travaillait comme pharmacienne durant son enfance. Il emprunte la memory lane comme Nasir pour évoquer le souvenir de Pooh, un proche des Clipse abattu en 1999, qui était vraisemblablement connu pour la qualité de ses produits. Les périlleuses transactions dans les rues de la ville. Les prix du gros variant selon le nom de l’acheteur. Mais surtout, il profite de cette nostalgie douce-amère pour exercer son droit de réponse à Anthony « Geezy » Gonzalez, l’ancien manager des Clipse, qui lors d’une interview avec l’agent fédéral VladTV en 2020, avait allégué que la majorité des textes des Clipse était inspirée de son passé à lui. De former un avis quant à qui aurait raison et tort, n’est pas spécialement notre rôle en tant qu’auditeurs complètement étrangers à l’histoire. Qu’on se le tienne pour dit, il ne s’agit pas ici d’un vulgaire boeuf entre rappeurs, c’est plus profond que ça et c’est tout ce qu’il y a à en dire.
Le seul et unique moment d’émotion, de vulnérabilité entre guillemets, c’est le morceau de clôture, qui voit Kanye West unir ses forces à Labrinth, l’architecte de l’OST d’Euphoria. Sur une production toute en orgues grandiloquents qui se vautrent à quelques accords d’une harmonie réellement intéressante, le momentum parvient malgré tout à se construire jusqu’à l’arrivée de Malice. Assurément, c’est un gros cliché que de tenter de créer une ambiance liturgique pour un rappeur s’étant tourné vers Dieu. C’est pour autant malin d’avoir placé ce morceau en fin de disque précisément pour cette raison. Si le reste échoue, Gene Thornton, lui, se présente comme Saint-Michel réincarné, exhibant encore les stigmates de son affrontement avec Lucifer « Vietnam flashbacks, I get triggered by a sniff » mais il reste intègre jusqu’au bout « X told you hell is hot, I told you « repent », faith never waivered as I walked along the fence ». Et nous revoilà à nouveau moribonds dans la fange, à quémander un geste catholique des deux frères, un nouvel album. D’ici là, on se contentera de ces sporadiques moments de bravoure si bien placés.
Il apparaît inévitable qu’It’s Almost Dry souffre des comparaisons avec Daytona. Ceci dit, il serait plus judicieux de l’opposer à Darkest Before Dawn ou MNIMN, tout autant par rapport au format et la longueur, qu’à sa diversité. Et là, peut-être n’en souffrirait-il plus tant que ça. Il est clair que Pusha T est parvenu à encore raffiner sa recette depuis le début de sa carrière solo, où son identité sonore peinait à se matérialiser. C’est maintenant chose faite, et il s’agit d’une approche résolument minimaliste. C’est le type de terrain qui permet à son style de prendre le mieux son essor, et surtout d’être le plus convaincant sur un projet entier. Cependant, il se dégage ici quelque chose d’aseptisé, de presque trop lisse, en comparaison de morceaux bien plus crasseux, bien plus crapuleux – Nosetalgia, Pain, Keep Dealing notamment – que ceux d’It’s Almost Dry ont la prétention d’être mais n’y parviennent pas toujours. Parfois, c’est presque trop forcé, il faut l’admettre. Le titre du disque est ainsi étrangement bien choisi étant donné qu’effectivement, il reste encore quelques couleurs et formes pêchant sur la fresque de Terrence Thornton. Il n’a encore pas terminé son cheminement pour déterminer la forme exacte de ce qu’il souhaite peindre, ou peut-être se laisse-t-il trop influencer par d’autres. Finalement, peut-être aussi qu’un si long format ne lui est simplement pas adapté, puisque tout comme sur Darkest Before Dawn et My Name is My Name, on déplore des erreurs évidentes qui alourdissent et ralentissent l’ensemble, alors que sur le papier, il y a un boulevard vers la réussite immaculée. Après tout, si l’artiste insiste sur ses hauts standards et affirme sans ciller qu’il va délivrer un chef d’oeuvre, nous sommes en droit de lui en tenir rigueur, n’est-ce pas?