TEETHER : L’INSULARITÉ ET L’INTERNET

L’Australie n’est pas foncièrement le premier eldorado que l’on a en tête quand on parle de terre de rap. Vous en aurez très certainement un exemple féminin blond en tête qui ne viendra pas contredire ce constat. Et pourtant, cette dernière décennie a vu émerger une discrète mais réelle culture rap locale sur l’île continent. Qui dit culture dit contre-culture, ou underground, et c’est à ce niveau-là que se cache peut-être le plus grand intérêt de celle-ci. Le nom de Teether, comme ses visuels, comme ceux de ses collaborateurs, ne vous dira très probablement rien, assez symptomatique de l’attention que l’on porte à cette scène vu d’ici, pourtant l’année passée est sorti une mixtape pour le moins notable, GLYPH, qui nous amène aujourd’hui à verser une certaine dose d’encre sur cet artiste. La cover n’évoquant pas plus que ce titre ou bien les featurings y figurant, et pourtant un monde entier se cache derrière ce 8 titres réalisé en collaboration avec Kuya Neil, l’alter ego hyper prolifique qui produit ce projet. Quand on a la sensation d’être au milieu du rien, toutes les pistes d’exploration se valent et Teether a choisi d’en explorer le plus possible. Quitte à être bloqué ici, autant finir prendre acte du fait que les seules frontières extensibles sont personnelles.

Teether n’est pas une star, il n’est pas mainstream et son fond d’écran Zoom affiche froidement le taux d’endettement auquel l’a amené la préparation de son dernier album solo. Il n’a pas non plus des choses particulièrement fondamentales à nous raconter, le quotidien en Australie n’ayant pas la même puissance rhétorique et mystique que celui d’un rappeur de Baton-Rouge par exemple. C’est un « jeune » de 25 ans, qui se pose les mêmes questions que ses camarades générationnels, et qui s’est dit qu’en les explicitant de la façon la plus instantanée possible, il pourrait s’aider, et les autres avec, à en tirer un sens plus grand et essayer de sortir de ce bourbier qu’est la crise existentielle perpétuelle qui sculpte une bonne partie des psychés en présence. C’est une manière bien noble de créer de la musique que d’y voir une responsabilité altruiste. Dans un territoire si vaste, le sentiment de communauté se développe d’autant plus. C’est ce qui ressort lorsqu’on passe en revue l’historique du jeune homme tant toute sa carrière se fait en dialogue avec ses acolytes du label X Amount. En 2019 par exemple, il sort Leave Yourself Home avec Realname, une autre signature du label qui explore également les problématiques de santé mentale et du quotidien. Un peu dans le même esprit qui se dégageait des débuts de Odd Future, une bande d’amis qui passe un temps certains à échanger des bribes d’idées pour finir par donner la musique de ce qu’on appelle négligemment les branleurs, les weirdos. La même année c’est aussi aux côtés de Stoneset qu’il sort Don’t Come Back Here, un album sur lequel on retrouvera un certain billy woods tout à fait à sa place dans la démarche et le rap que porte décidément Teether.

En fil rouge de ces sorties nombreuses et parsemées, le rappeur nous parle d’isolation. Celle qui émane d’un sentiment universel pour un certain nombre d’entre nous mais aussi celle qui se concrétise quand on habite un immense bout de terre au milieu d’un océan des plus lointains pour la majorité du globe. C’est bien celle-ci qui résonne dans les échos qui viennent orner tout Desert Visuals, son album de 2020 et probablement son plus gros succès à ce jour. Ajoutez celle-ci à la période d’isolement qu’à connu le monde en 2020 et vous aurez une idée de la place que le sentiment occupe chez le jeune rappeur de X Amount Records. Desert Visuals pourrait être le pendant australien de EP2! sorti l’année dernière par JPEG mafia. L’expérimentation est omniprésente mais au fil des morceaux, on réussit à situer à peu près les inspirations du rappeur. Pink Siifu, MIKE, Earl Sweatshirt, Armand Hammer viennent en tête dans l’ambiance qui s’émane, la nostalgie se dépeint en samples bien sentis et la modernité de certaines explorations vient tout de même nourrir la certitude d’une inspiration venue de l’alternatif au sens plus large du terme. Il y a sans doute eu un certain nombre d’heures passées à écouter les sadboys tant l’estime de soi semble appauvrie et la noirceur intérieure vient tempérer l’image solaire du continent d’origine, mais aussi beaucoup trop à écouter des guitares pour un rappeur lambda. Il n’existe certes pas énormément d’interviews de Teether, la plupart étant dans des journaux locaux, mais toutes font ressurgir le nom de King Krule soit en collaboration rêvée soit en inspiration admirative. En continuant à creuser, force est de constater qu’il ne s’agit là que de la partie la plus assumée (et consensuelle) de son amour pour ce qu’on pourrait vulgairement rassembler sous l’étiquette de rock alternatif. Et plus l’on se promène dans la discographie, plus on comprend qu’il est impossible que l’homme n’ait réussi à se cantonner aux seules sonorités qui nous ont occupé jusqu’alors.

Et en effet, il y a plus qu’un simple penchant d’auditeur pour ces esthétiques issues de l’underground rock. A côté de ses sorties sous le nom de Teether, il performe avec ses acolytes de label Realname et Mr Society en tant que Too Birds. Au sein de cette formation où il est interprète, il dévie davantage vers le metal industriel ou le punk et fournit une autre moitié d’explication du son de Teether en solo. Cette esthétique que l’on a appris à connaitre ou reconnaitre avec des rappeurs comme Denzel Curry ou Danny Brown demande un équilibre délicat à atteindre pour arriver à rallier soit l’un soit l’autre public sans paraitre simplement opportuniste. Too Birds sort un premier album en 2017, I’m Going To Die, et Melbourne 2, l’année dernière, un album relativement ambitieux qui vous attrape par le col et ne vous laisse d’autre chose que d’y être immergé ou expulsé. On y retrouve notamment Slug Christ, un nom qui vous dit très probablement quelque chose mais ne vous rajeunit certainement pas si vous étiez familiers d’Awful Records il y a pratiquement une décennie de cela. Tout cette esthétique DIY, qui transvase sa carrière qu’elle soit au sein de Too Birds, au cœur de son label, ou dans ses projets personnels, si elle se développe sous différents aspects laissent transparaitre la pureté de la démarche et l’intentionnalité.

Comme mentionné en introduction, l’élément déclencheur de ce papier et de cet intérêt poussé à été l’écoute et la découvert de GLYPH, cette mixtape sortie en novembre dernier sur Chapter Music, un des plus vieux label indépendant d’Australie qui fait vivre un catalogue undeground depuis près de 30 ans. Un huit titres dont toute la noblesse réside dans la richesse qu’il fait ressortir de l’altérité. Il est donc venu le temps de vous parler de l’autre moitié de ce projet, le producteur Kuya Neil. Là ou Teether est clairement identifié dans une esthétique rap, si on doit demander à Kuya où son coeur se trouve, il répondra très probablement dans le club. Contrairement à ce que beaucoup semblent encore penser, les deux sont de toute manière d’une proximité accablante, en témoignent des genres comme le footwork, la jungle ou encore la bass music ou le jersey club (que les amateurs de rap francais semblent très enclin à découvrir comme une révolution, n’hésitez pas à vous émerveillez humblement et pourquoi pas lire autre chose que des tweets). Les deux hommes commencent à collaborer fin 2020 sur des titres sortis au compte-goutte quand leurs carrières respectives les font se croiser, et force est de constater que de cette combinaison ressort une richesse qu’il serait absurde de ne pas exploiter. Ce qu’ils font d’ailleurs très rapidement, dès février 2021 sort God Of Surprises, un premier EP collaboratif, moins ambitieux que GLYPH mais tout à fait respectable. Les mois passent et les champs d’inspirations s’émancipent de ce premier essai. Theory, le premier titre révélé de ce projet, vient par exemple s’ancrer dans des inspirations gqom complètement inattendues et pourtant parfaitement opportunes quand Addy, qui sert de second single en featuring avec Sevy, s’ancre dans le club par ses basses assassines. Nostalgique d’une certaine ère de l’internet où tout était plus brut, Kuya Neil se discipline a toujours essayer de produire avec les outils de base pour aller droit au but. Bien que les deux artistes soient également guitaristes, ces influences se font malgré tout plus rares que sur les projets solos du rappeur, priorisant un positionnement plus tranché. S’il ne doit y avoir que 8 pistes à cette mixtape, ce seront soit des bangers, soit des ballades.

Il y a quelque chose de rassurant à voir des artistes aussi constants et aussi à l’aise avec leur posture d’outsiders, qui font de la musique dans le but de la faire évoluer elle et pas eux avant tout. Conscients que le chemin à parcourir pour que son nom soit assimilé de tous est au mieux immensément long, au pire incertain que cela finisse par arriver un jour, il offre au moins une richesse, et pas des moindres : la liberté absolue. Celle offerte par l’indépendance, que ce soit chez X Amount ou Chapter Music. A l’écoute, un parfum d’intentionnalité qui nous fait nous sentir le destinataire singulier des morceaux, retranscrivant chaque fois une énergie aussi captivante que son déploiement musical. Il y a quelques semaines de cela Teether sortait un son avec Don Glori intitulé Dizzy. Prenant le contre pied d’une certaine clairvoyance avec parfois son lot de pesanteur qui lui est propre, le titre est une ballade solaire qui retranscrit toute la nonchalance de sa musique. Les visuels traduisent bien la dimension de débrouille qui règne dans ses interactions créatives. Une visions profondément influencée par les esthétiques « internet », comme par exemple le clip de Carafe, le morceau qui ouvre GLYPH. Teether ne va pas nous mentir, de toute façon il n’en n’a pas les moyens, alors il va nous montrer ses alentours qui vont de l’intérieur de son écran à la station service la plus proche, des routes qu’on a déjà sillonné un nombre malsain de fois et qui sont devenues les nôtres, comme les esthétiques de vidéos youtube des 4 coins du monde qui font que peu importe au final d’où le son vient ou à quel pays appartient ce parking puisque la scène est la même, elle est générationnelle pas territoriale. Même si Teether se dit particulièrement curieux de son ancrage local et habitant conscient de sa ville, il préfère se demander ce qu’elle a fait de lui plutôt que comment s’en émanciper.

La méconnaissance du hip-hop undeground australien (comme pourrait l’être l’undeground américain qui arrive à faire naitre quelques grands noms d’un sous-genre normalement reservé à l’auditeur émérite) est notamment dû au fait que pendant longtemps le rap australien n’a été uniquement associé qu’aux pop-rap stars comme Iggy Azeala (la seule autre référence de star que personnellement j’ai de Melbourne, c’est Kylie Minogue, vous voyez bien tout le problème). Le spoken word s’il est normalement assez unanimement reconnu légitime et ancrée dans son évolution au sein de toute culture rap anglophone, ne l’a jamais vraiment été en Australie. Aujourd’hui, peut-être que parce que les périodes sont à la prise de conscience (enfin), avoir quelqu’un comme Teether pour en être le narrateur aussi désabusé et errant que nous n’est-il pas un luxe puisqu’en bons produits de nos générations, il aurait de toute façon fallu mettre ça en musique, enrobé d’un packaging de cool kids pour avoir notre clic?

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