Bien qu’il existe autant de schémas de carrière qu’il existe de rappeurs, certains empruntent des chemins rocambolesques et connaissent des trajectoires plus inattendues que d’autres. Durk Derrick Banks, communément nommé Lil Durk, est de ces derniers. S’il n’est plus à présenter, c’est bel et bien parce que l’on a affaire à un artiste qui semblait avoir connu une période de grâce désormais révolue. En effet, les Signed To The Streets et l’hégémonie de la scène de Chicago sur le plan national – voire international – nous paraissent bien loin. De par sa capacité à produire des mélodies aiguisées sur un champ de bataille, il a occupé une place spécifique au sein de cette scène drill fut un temps, parvenant à se démarquer des autres acteurs du genre. Alors que nombre de ses compères ont connu un destin tragique, Lil Durk est ensuite rentré dans le rang et a traversé la fin de la décennie de manière assez transparente. En se pliant aux standards du rap mainstream, dictés par les codes de la trap d’Atlanta – ville dans laquelle il vivait, sa musique est devenue on ne peut plus générique et presque dénuée de toutes fulgurances. Nul n’aurait parié qu’il puisse être en mesure de pointer le bout de son nez en 2022 avec le statut qui est le sien aujourd’hui, à savoir celui de superstar et tête d’affiche du rap américain. Sans reconstituer les étapes déterminantes du regain de forme et de popularité qu’il a connu ces deux dernières années, concentrons-nous sur 7220, son nouvel album, ni plus ni moins l’un des blockbusters majeurs de ce début d’année.
De la même manière que pour Lil Baby – avec qui il a sorti l’album commun Voice of the Heroes en juin dernier, 2021 fut l’année où Lil Durk atteint son plus haut pic de popularité, sans pour autant sortir d’album solo (une simple version deluxe de l’album The Voice, sorti en 2020, a précédé la sortie de l’album collaboratif avec le leader de 4PF). Le nouvel intérêt que sa musique suscite a permis d’augmenter graduellement l’attente que pouvait générer la sortie d’un disque du natif de Chicago. On peut percevoir The Voice comme le marqueur d’une période précise de sa vie, une période contrastée entre le décès de King Von – l’un de ses amis proches – et ce que l’on peut considérer comme étant la seconde ascension heureuse de Lil Durk au cours de sa carrière. L’ambiance générale autour de la réalisation de 7220 et de sa sortie est légèrement différente. Non pas qu’il ait pu faire le deuil, mais le temps lui a sans doute permis de digérer les évènements plus ou moins récents qui ont on fait changer sa carrière de dimension. 7220 étant l’adresse de sa grand-mère chez qui il a grandit, la cover le montrant lui, enfant, des premiers indicateurs de l’ambition de ce disque sont divulgués. Started From, faisant office d’intro, donne le ton : « like my Grandma address / There’s like a whole story I wanna get off my chest, for real ». Une histoire entière, la sienne, dans laquelle il est confronté à l’extrême pauvreté dès sa si peu tendre enfance. Comme une grande partie de l’album, ce morceau nous offre une rétrospective de l’enfance de Lil Durk et son environnement, qui est le sujet principal de son propos. L’intérêt dans la manière dont Durkio dépeint son monde réside dans sa capacité à faire ressortir des détails précis de son vécu permettant à la fois de raconter une histoire qui lui est propre, mais qui est aussi symptomatique d’une misère systémique qu’ils sont des millions à affronter au quotidien : « Water bill was high as hell, I went next door to fill the jug / Laundromat was packed, I had to grab the soap and fill a tub / Three bedroom, it was eight people who lived with us ». Ces microdétails qui caractérisent son écriture participent à ôter toute pudeur dans le chemin de son introspection. Devant le monde entier, il se met à nu, parlant de ce dont il ne pourrait parler en interview, à ses proches, ou même à un psy. Le regard partagé sur son passé n’est absolument pas en rupture avec une position de tranquillité que Lil Durk aurait pu s’offrir de par son statut dans la musique. Le récit thérapeutique de son enfance et de sa jeunesse sert en grande partie à faire le lien avec la violence qui l’entoure encore à ce jour.
« Daddy was doin’ life, I couldn’t sit outside and wait for him »
Une phase, symbole d’un déterminisme détruisant tout espoir d’entrevoir des jours meilleurs, puisque même un esprit infantile ne s’autorisait pas à attendre de revoir son père un jour – ce dernier étant condamné à la prison à perpétuité. Le sentiment de nostalgie est malgré tout palpable, notamment à propos d’une époque où certains de ses proches disparus étaient toujours à ses côtés. Transparent au possible, ses vieux démons – qui ne l’ont jamais quitté – viennent polluer un peu plus l’atmosphère. Dans ce qui s’est imposé comme étant le tube de l’album, AHHH AH, ou encore dans Computer Murderers, il perpétue la tradition de menaces interposées qui définissait le courant dans lequel il a fait son trou au début de la dernière décennie. Il y trouve une énergie, qu’il semblait avoir perdu fut un temps, lui permettant de combler certaines de ses lacunes et de construire des morceaux d’une efficacité redoutable. Mais les références nauséabondes à des drames humains vécus ou provoqués par les siens viennent sceller le cadre de la tragédie auquel on assiste. La surenchère et la barbarie à laquelle il fait face sont des constantes qui ne sont que le prolongement de la violence à laquelle il est confronté depuis tout jeune : « Before the opps, we was fightin’ n*** inside the neighborhood ». Sans l’ombre d’un doute, le pic émotionnel du disque intervient lorsque la jeune fille de l’un de ses amis décédés vient introduire Love Dior Banks, en chantant à la gloire de son paternel qui lui manquera à jamais. Les larmes, les regrets et l’esprit de vengeance qui règne, on décode le vice de l’engrenage duquel il ne parvient pas à s’extirper : « I love the trenches, this shit is eternal ». En dépit des multiples traumatismes que son mode de vie a entraînés, l’attache à son environnement est absolument immuable.
L’expression contradictoire de son rapport aux drogues, qu’il ne parvient à contrôler, s’avère être un des nombreux symptômes de son mode de vie. En filigrane tout au long de l’album, il s’y attarde un peu plus spécialement dans No Interviews, dans lequel il exprime à la fois sa volonté de stopper son autodestruction, avant de chanter à travers un refrain majestueux son irrésistible besoin de consommer ces substances nocives pour atterrir dans un autre monde. Avec le souci du détail qui l’anime, les précisions sur les dégâts des drogues sur son corps ainsi que sur son état de défonce sont pour le moins imagées : « I ain’t gon’ cap, you gon’ smell Percs and lean when I fart ». S’il voit la musique comme une thérapie, et la drogue comme un moyen d’apaiser sa douleur, il manifeste un romantisme qui permet de donner un peu d’air à un disque submergé par la souffrance. Assez vite dans sa carrière, de par son appétence pour le chant, Lil Durk a mis du R&B dans son vin, et pas pour le meilleur. Il s’agit d’une période où sa musique, dans sa globalité, était moins bonne. On a alors multiplié les indigestions chez un artiste qui courait après la tendance. Le postulat est tout autre aujourd’hui, puisqu’il est de ceux qui donnent le la : « Now you singin’ all these songs with all that pain, you think you me ». Non pas qu’il soit le premier rappeur à noyer sa peine dans l’autotune, mais il est indéniable qu’il est devenu un marqueur de style. Il est bien le rappeur que l’on invite sur un album pour un fameux pain song. Ce que Lil Durk a retrouvé avant tout dans sa musique, c’est une âme entière, qui ne paraît plus se plier à des standards imposés ou subis. Alors, lorsqu’il s’aventure dans le récit de ses relations amoureuses le temps de deux morceaux – Blocklist et Difference Is, la parenthèse est bien plus digeste, permettant même un peu de répit.
De toute évidence, il ne révolutionne pas pour autant le genre, ce qui peut être le fruit de reproches et permet de souligner les limites de sa musique. Les critiques portant sur la tendance du rap à être toujours plus redondant à l’échelle mainstream – quand la fainéantise et le peu d’ambition sont devenus des valeurs communes, peuvent également s’appliquer à la forme que prend sa musique qui nous surprend peu… à une exception près. En effet, son assise de superstar lui a cependant permis, le temps d’un morceau, de s’attacher les services de la star controversée de country, Morgan Wallen, en clôturant l’album avec Broadway Girls. Son apparition est le seul semblant de surprise – bonne ou mauvaise – que nous offre le disque. Ce constat sur le penchant quelque peu générique de sa musique s’applique aux productions, que l’on peut qualifier d’interchangeables – elles auraient très bien pu être exploitées pour un album de n’importe quelle autre tête d’affiche, de Polo G à Lil Baby. Elles participent néanmoins au charme de sa musique dont l’attraction majeure reste l’interprétation chargée en émotions de Lil Durk. Le producteur texan TouchOfTrent, ou encore le producteur local DJ Bandz, figurent parmi les artisans principaux d’une bande-son qui permet de nous enfouir dans la mélancolie du rappeur.
Le fond de son propos et son histoire, qu’il met minutieusement en image, font de lui l’un des rappeurs les plus prenants à écouter et à suivre. S’autoproclamant The Voice, il déclare que l’instant qu’il affectionne le plus dans son quotidien d’artiste n’est ni le processus créatif, ni la performance live, mais le moment où il fait écouter sa musique aux gens de son entourage plus ou moins proche. Cela nous renvoie à l’essence même de sa musique sans filtre et de ce pour quoi elle est produite : « Know a killer, they call him a reaper / When they call me, I keep it on speaker ». S’il raconte une histoire singulière qui l’a façonné en tant qu’individu, il demeure le porte-parole des siens. Ce sont ces raisons qui nous lie d’affection et stimule nos émotions, nous incitant à replonger sans cesse dans 7220, qui est certainement le disque le plus intense que Lil Durk ait produit.